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Qui sont les Musulmans de France? Les biais et bonnes intentions de l'Institut Montaigne et du JDD.

Dernière actualisation : 24/10/2017, 17:28
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Les débats sur l’islam sont légion en France, souvent passionnés, idéologiques, s’étripant sur des faits divers, des cas particuliers ou des fantasmes, mais souffrant d’un manque de données quantitatives. L’enquête IFOP publiée le 18 septembre par le JDD marque un tournant.

Qui sont les Musulmans ? Quelles sont leurs pratiques ? Quelles sont leurs opinions ? L’enquête permet, pour la première fois, d’objectiver et de quantifier. L’initiative mérite d’être saluée car « rien n’alimente plus les fantasmes et les caricatures que l’incertitude et la méconnaissance », comme l’écrit Hervé Gattégno dans l’édito du JDD intitulé « Islam de France : il faut dépassionner le débat ».

Questionner les chiffres et l’histoire qu’on leur fait raconter.

Côté passion, c’est plutôt réussi. L’enquête a vite allumé la machine à polémiquer. Chacun a pu y trouver des chiffres confortant sa vision du monde. On a ainsi pu entendre que 28% de Musulmans « ultra », « autoritaires », « rigoristes », « ayant adopté un système de valeurs clairement opposé aux valeurs de la République », c’est trop, c’est dangereux, c’est foutu… Bien sûr, ce résultat pose problème. Le JDD et l'Institut Montaigne, commanditaire de l'étude, le disent, eux aussi.

Ce texte n’a pas pour objet de débattre du problème et des solutions. Il a pour objet de questionner les chiffres qui ont été médiatisés ainsi que l’histoire qui est racontée autour des chiffres par l’Institut Montaigne et par le JDD. Le moins que l’on puisse dire est que cette histoire souffre d’opacité et de plusieurs biais. Les bonnes intentions, mais aussi la facilité, sont des filtres redoutables.

Incontestablement, une enquête très utile...

Avant les critiques, il faut rendre grâce à l’Institut Montaigne. Incontestablement, il a fait œuvre utile en finançant cette grande enquête. Il y aura toujours des esprits bornés, chagrins ou victimaires pour critiquer le principe-même d’une étude rigoureuse, au motif que l’ignorance est préférable à la connaissance et que leur vision subjective ou idéologique de la réalité vaut mieux qu’une description objective et quantitative. Peu importe : des chiffres inédits sont désormais sur la table.

L’Institut Montaigne a fait œuvre utile, mais a eu aussi les yeux plus gros que le ventre. En plus des résultats de l’enquête IFOP, son rapport intitulé « Un islam français est possible » traite de l’islam français à travers ses acteurs institutionnels, les politiques publiques, « l’islam d’en bas », celui du quotidien et de l’Internet, ainsi qu’à travers le reflet qu’en donnent les couvertures des principaux magazines hebdomadaires. Le rapport se termine sur huit grandes propositions. Difficile de rendre compte d’une telle masse d’informations ! La tentation est grande de s’arrêter sur les chiffres inédits de l’enquête IFOP.

… mais des chiffres soigneusement sélectionnés, digérés et packagés.

Quels sont ces chiffres ? Après l’enthousiasme initial, il apparaît qu’un examen des résultats, de la matière brute n’est pas si simple parce que l’Institut Montaigne et le JDD n’ont publié qu’une partie des résultats et parce qu’ils les ont déjà digérés et packagés dans l’histoire qu’ils avaient, tous deux, envie de raconter.

Cette histoire, quelle est-elle ? Le JDD résume en Une : « les laïcs sont majoritaires mais un tiers, surtout les plus jeunes, pratiquent un islam rigoriste ». Le journal poursuit dans le chapeau d’un article : « un rapport […] met en évidence la bonne intégration de la population musulmane, mais aussi l’inquiétante rupture des plus jeunes avec les valeurs républicaines ».

Le même message figure dans l’avant-propos du rapport : « deux réalités très différentes donc : une majorité silencieuse, très souvent pratiquante mais sans conflit majeur avec les normes de la société française, d’une part ; une minorité, attirée par le fondamentalisme, qui utilise l’islam pour dire sa révolte, d’autre part ». Le titre du rapport donne l’orientation générale « Un islam français est possible », peut-être sans avoir réalisé la similitude avec le slogan d’extrême-gauche « Un autre monde est possible ».

Le rapport de l’Institut Montaigne fait écran.

On cherchera en vain, sur les sites de l’IFOP, de l’Institut Montaigne ou du JDD, une présentation brute des résultats de l’enquête ainsi que la simple liste de toutes les questions posées aux personnes interviewées – pratique pourtant courante pour les sondages publiés en partenariat avec des médias.

Cette enquête IFOP a pourtant mobilisé des moyens sans commune mesure avec les habituels sondages d’opinion auprès d’un échantillon d’environ 1.000 personnes âgées de 18 ans et plus : ici, plus de 15.000 personnes ont été interviewées pour arriver à constituer deux sous-échantillons, l’un de 874 individus se définissant comme musulman, l’autre, un peu plus large, de 1.029 individus musulmans ou de culture musulmane (874 + 155 ne se définissant pas comme musulman et ayant au moins un parent musulman).

L’enquête IFOP mérite mieux qu’une présentation très partielle.

Au regard des moyens mobilisés, au regard du sous-échantillon de Musulmans qui a pu ainsi être constitué, une telle enquête aurait mérité davantage de transparence, voire la publication des résultats détaillés avec les tris croisés, notamment par tranches d’âges, par classes sociales, par types d’habitat, mais aussi par nationalité et par pays d’origine.

Le rapport indique en effet : « 50 % des enquêtés sont français de naissance, 24 % sont français par acquisition et 26 % sont de nationalité étrangère. Parmi les Français, nombreux sont les individus qui possèdent également une autre nationalité, en lien avec leur trajectoire migratoire ou celle de leurs parents » (p. 17). Le rapport pointe, plus loin, que 50% des moins de 25 ans sont dans le groupe « ultra » ou « rigoriste ». Compte tenu de ce penchant des jeunes pour le rejet de la République, pourquoi ne pas publier, pour chaque question, les résultats pour la tranche des 15 à 17 ans et pour celle des 18 à 24 ans ? Est-ce par crainte d’effrayer ? Par crainte de braquer les projecteurs médiatiques uniquement sur cette réalité?

Quand on fait œuvre utile, quand on veut décrire une réalité, on le fait jusqu’au bout.

Une majorité de laïcs, le résultat d’une étonnante analyse statistique.

Au lieu de ces tris, le rapport et le JDD jonglent en permanence avec deux groupes, celui des 874 Musulmans et celui des 1.029 Musulmans ou de culture musulmane – ce qui rend souvent difficiles les comparaisons. Le second groupe est d’ailleurs étonnant puisqu’il inclut des individus ne se définissant pas comme musulman, mais il n’est indiqué nulle part pourquoi il a été constitué.

Pour autant, c’est sur ce second groupe – qui inclut 15% de non-musulmans – qu’est mené le traitement statistique (Analyse en Composantes Principales) aboutissant à six catégories qui sont ensuite réunies en trois groupes… et permettant, au final, de communiquer sur le fait que les Musulmans de France comptent « une majorité de laïcs » (en fait, 48%). Avant de construire une typologie, n’aurait-il pas fallu communiquer les résultats de toutes les questions ? Et quel aurait été le résultat du traitement statistique si celui-ci avait été réalisé sur le premier groupe, celui des 874 individus se définissant comme musulman ?

Laïcité, laïcité, ce mot que chacun arrange à sa sauce.

« Une majorité de laïcs ». Dans la présentation des résultats de l’enquête IFOP, il y a comme une volonté de donner à espérer aux Français (musulmans et non-musulmans), comme d’autres, en d’autres temps, cherchaient à ne pas désespérer Billancourt. Il n’y a rien de plus pratique, pour cela, que la laïcité puisque chacun y met globalement le sens de son choix. D’ailleurs, l’enquête IFOP ne demande pas aux interviewés s’ils adhèrent à la laïcité ou s’ils se considèrent comme laïcs. Surtout, pourquoi rejeter la laïcité quand 66% des 1.029 personnes interviewées pensent que la laïcité permet de pratiquer librement sa religion ?

Laïcité, laïcité… Il n’en demeure pas moins que 83% des Musulmans pensent que les enfants devraient pouvoir manger halal dans les cantines scolaires. De même, 65% pensent que les filles devraient avoir le droit de porter le voile au collège et au lycée. Ou encore, 48% pensent que l’on devrait pouvoir affirmer son identité religieuse au travail et 41% pensent que l’employeur doit s’adapter aux obligations religieuses de ses employés… Il est d’ailleurs étonnant que les réponses sur la religion au travail figurent dans le JDD, mais soient absentes du rapport de l’Institut Montaigne, think tank qui réunit de nombreux chefs d’entreprise.

Un chiffre peut faire l’objet de plusieurs lectures.

Toujours dans cette volonté de donner à espérer, l’Institut Montaigne et le JDD trouvent, dans l’enquête IFOP, la réfutation des « théoriciens catastrophistes du ‘grand remplacement’ » (JDD) : « selon l’IFOP, [les Musulmans] représenteraient 5,6% des plus de 15 ans vivant en France et 10% des moins de 25 ans ».

Ils vont, ici, trop vite en besogne car chacun peut voir midi à sa porte dans le maniement des chiffres : si le poids des Musulmans chez les jeunes est deux fois supérieur à leur poids dans la population totale, alors pourquoi ne pas extrapoler cette tendance et considérer que dans une génération, les Musulmans représenteront 10% de la population totale et 20% chez les moins de 25 ans ? On ne réfute pas une idéologie, c’est-à-dire une vision du monde, avec un seul chiffre extrait d’un sondage.

Des résultats appellent une analyse plus fine.

L’enquête IFOP est « une première », on l’a déjà dit. Aujourd’hui, certains résultats apparaissent en contradiction les uns avec les autres, sans élément permettant de valider ou d’invalider une explication.

L’enquête s’intéresse ainsi aux pratiques et aux opinions concernant le port du voile et la consommation de viande halal. Dans le cas du voile, il y a décalage entre les discours et les pratiques : 57% des femmes musulmanes disent ne jamais avoir porté le voile, alors même que 65% des Musulmans aimeraient que les filles puissent porter le voile au collège et au lycée. Dans le cas de la viande halal, il y a, au contraire, alignement entre les discours et les pratiques : 70% des Musulmans disent toujours acheter de la viande halal. Pourquoi y a-t-il décalage dans un cas et alignement dans l’autre ? L’enquête est tellement riche que de nombreux résultats sont à peine survolés.

Plusieurs sujets appellent d’autres études.

Impossible, en plus, de tout étudier dans une première enquête. Cette enquête IFOP comporte ainsi plusieurs angles morts. Elle est centrée sur les Musulmans et n’aborde quasiment pas leurs relations avec le reste des Français. Les seules questions posées au titre de « l’ouverture à l’autre et la mixité » (p. 34) portent sur l’écoute de la musique, les soins par une personne de l’autre sexe, la fréquentation de piscines mixtes ou le fait de serrer la main ou faire la bise à une personne de l’autre sexe.

Aucune question sur l’abandon de la religion musulmane, sur la liberté de se moquer des religions ou sur les relations avec les homosexuels, les Chrétiens ou les Juifs, même si l’antisémitisme musulman est évoqué dans le rapport, sur la base d’une étude réalisée par la Fondapol. Pas davantage de question sur la façon dont les Musulmans perçoivent le regard sur eux des autres Français, sur ce qu’ils souhaitent changer en la matière et sur ce qu’ils souhaitent faire, notamment dans le contexte des attentats.

Mixité : des réalités quotidiennes, pas simples à gérer.

Alors, les relations avec l’autre sexe ? 11% des Musulmans refusent de serrer la main à une femme et 16% des Musulmanes refusent de serrer la main à un homme. On pourrait spontanément penser que les chiffres sont faibles et que les phénomènes sont marginaux. Il n’empêche.

Dans un article paru le 20 septembre et intitulé « Religions : les managers doivent gérer… », Les Echos racontent les arrangements et autres circonvolutions d’entreprises confrontées à cette situation du fait de seulement quelques individus : réalisation d’un guide pour demander aux collaborateurs de se saluer de la même façon, quel que soit le sexe ; médiation aboutissant à la décision de quelques collaborateurs de ne serrer la main à personne, sans discrimination…

Certains jugeront cela pathétique ou défaitiste. Ces exemples rappellent surtout que derrière les données quantitatives, il y a des réalités particulières qui doivent être gérées au cas par cas.

Inertie et facilité des représentations médiatiques.

Pour terminer, un point qui peut sembler anecdotique, mais qui ne l’est pas lorsqu’on traite des représentations au travers d’un sondage d’opinion. L’enquête IFOP, présentée en exclusivité dans le JDD, a donné lieu à deux dépêches AFP et à des articles dans la presse quotidienne nationale.

Les photos choisies par le JDD, l’AFP et les quotidiens nationaux sont symptomatiques de représentations figées et, probablement aussi, de la pauvreté des banques d’images lorsqu’il s’agit de montrer des Musulmans. Ces photos montrent la façade de la grande mosquée de Paris, une prière à la grande mosquée de Lyon, la grande mosquée de Strasbourg (où les hommes, en prière, se prosternent et sont loin d’être à leur avantage), une femme dans la rue portant le hijab (pourtant interdit), des femmes portant la burqa dans une contrée lointaine, une prière de rue qui déborde sur un trottoir…

L’enquête IFOP indique, pourtant, que seuls 29% des Musulmans se rendent chaque semaine à la mosquée et que seules 23% des femmes musulmanes portent le voile tout le temps. Réaliser et publier une enquête pour objectiver une situation, c’est bien. En tirer des enseignements pour faire évoluer ses propres représentations, c’est mieux. La route sera longue, l’enquête IFOP est seulement un premier pas.

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