Livre contre le roi du Maroc : que penser après les interviews des deux journalistes ? - Mediapicking
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Livre contre le roi du Maroc : que penser après les interviews des deux journalistes ?

Dernière actualisation : 23/10/2017, 11:35

Eric Laurent et Catherine Graciet ont-ils voulu faire chanter le roi du Maroc ou sont-ils tombés dans un piège ? De nombreux médias ont commencé par relayer les accusations de chantage et les preuves fournies par les avocats du roi (extraits d’enregistrements, protocole financier). Puis, dans un mouvement de balancier, ils ont, le 31 août, donné la parole aux deux journalistes mis en examen.

« C’est une tentation, pas un chantage », dit Eric Laurent dans Le Monde. « Je ne suis pas celui qui propose ce deal financier », poursuit-il sur RTL. « Je suis tombée dans un piège », déclare, quant à elle, Catherine Graciet au Parisien. La machine judiciaire est en marche et devra dire s’il y a eu chantage ou corruption. Je n’ai nulle intention de me substituer à elle. Je souhaite uniquement partager quelques réflexions et questions suscitées par ces trois interviews.

Un binôme, mais deux profils différents

Eric Laurent et Catherine Graciet n’ont pas le même profil. Ils ne sont pas de la même génération, n’ont pas le même positionnement parmi les journalistes et n’ont pas la même expérience du Maroc, même s’ils ont écrit ensemble « Le roi prédateur » en 2012. Quand l’un rédige en 1993 un livre d’entretien avec Hassan II, l’autre dit avoir « un passif très lourd avec la monarchie ». Des voix de journalistes s’élèvent pour dire les qualités de Catherine Graciet. Pas de prise de parole favorable à Eric Laurent.

Des journalistes reconnaissant la corruption

Eric Laurent et Catherine Graciet ont désormais l’interdiction de communiquer l’un avec l’autre et dialoguent par médias interposés. Ils reconnaissent, tous deux, avoir monnayé l’abandon de leur livre. Ils affirment, tous deux, avoir été tentés / piégés et avoir refusé de donner leurs sources. A date, aucun des journalistes ne dit regretter d’avoir reçu de l’argent de Mohammed VI, ni d’avoir trompé les sources qui leur ont fait confiance.

Les deux journalistes ont des récits divergents sur leurs rôles respectifs et sur le niveau d’information de Catherine Graciet avant le dernier rendez-vous, celui du 28 août. Au final, cela change peu de chose à la question qui est posée aux juges : y a-t-il eu chantage et extorsion de fonds ? Et si oui, Catherine Graciet a-t-elle donné son feu vert à Eric Laurent pour ce chantage ?

Des récits à trous : que s’est-il passé le 28 août ?

De nombreux médias ont présenté comme « accablants » des extraits de l’enregistrement du rendez-vous du 23 août entre Eric Laurent et Me Hicham Naciri, avocat du roi. Certes, ces extraits établissent le projet de transaction pour un montant de 3 M€. Pour autant, ils n’établissent pas qu’il y a eu chantage.

Le dernier rendez-vous (celui du 28 août) a été enregistré à l’initiative de la police. Il aurait été « décousu » et aurait « duré des heures », selon Catherine Graciet. Il s’est terminé par l’interpellation des deux journalistes avec 80.000€ en poche.  A date, ce rendez-vous a fait l’objet de peu de verbatim dans les médias, à la différence des rendez-vous du 11 et du 23 août. On peut imaginer qu’en dépit du secret de l’instruction, on en retrouvera prochainement des extraits dans les médias.

Deux postures : le mercenaire fatigué et l’accès de faiblesse

Eric Laurent et Catherine Graciet ont adopté des postures très différentes dans les médias.

Sur RTL, Eric Laurent répond de façon froide et distante, presqu’arrogante. Il se positionne comme un mercenaire fatigué de dénoncer les scandales du monde et qui peut conclure une transaction privée avec qui bon lui semble… oubliant qu’il a déjà signé un contrat d’édition avec Le Seuil. Il défend sa déontologie et considère même avoir fait preuve d’une grande responsabilité : « Après tout, on n'a pas envie, quelles que soient les réserves que l'on peut avoir sur la monarchie, que s'instaure une république islamique ».

Au Parisien, Catherine Graciet dit, pour sa défense, être seulement faible et humaine, puis fond en larmes : « je me sens perdue. Tout s'embrouille. Deux voix parlent dans ma tête : l'ange et le démon. Et je ne sais plus ce que je fais ». Eric Laurent aurait pu, sur RTL, choisir le même registre émotionnel et évoquer sa femme qui a un cancer généralisé. De toute évidence, il a choisi un autre rôle.

Amateurisme et légèreté des deux journalistes

Profils différents, postures médiatiques différentes, mais en commun un grand amateurisme, qu’il y ait eu chantage ou corruption. Pourtant, Eric Laurent et Catherine Graciet sont, tous deux, des journalistes ayant l’expérience des pressions et des menaces et au fait des récits de manipulation et de barbouzerie.

Comment expliquer, alors, leur « manque de prudence », pour reprendre les termes d’Eric Laurent sur RTL ? Que penser de la légèreté d’Eric Laurent quand l’avocat du roi pose son téléphone sur la table pendant le rendez-vous du 11 août ? Que penser d’une négociation, digne d’un souk, qui commence à 3 M€, qui descend à 1,5 M€ et où l’on tope à 2 M€ ? Que penser du « compte off-shore » qui aurait été évoqué par Catherine Graciet afin d’éviter toute fiscalité sur les 2 M€ versés par le Maroc ?

Quel objectif et quelle stratégie pour le Maroc ?

Côté marocain, la stratégie n’est pas, non plus, facile à lire et donne l’impression d’un jeu perdant-perdant.

Faisons l’hypothèse que les journalistes aient voulu faire chanter le roi. Si l’objectif est d’empêcher la publication d’un livre encore plus dévastateur que « Le roi prédateur », pourquoi refuser de payer alors que le montant demandé est « seulement » de 3 M€, une goutte d'eau à l'échelle des richesses du roi ? Et pourquoi saisir aussi vite la justice française ?

Faisons, maintenant, l’hypothèse d’un piège tendu par le Maroc aux deux journalistes. Une fois les journalistes tombés dans le piège et même si Le Seuil ne veut plus désormais publier ce livre, comment empêcher la publication des informations les plus explosives ? Et qu’est-ce qui garantissait à l’avocat du roi que ses propos n’étaient pas enregistrés pendant les rendez-vous du 11 et du 23 août ?

En toile de fond, le refus du journalisme d’investigation

Ceci m’amène à un sujet, pour l’instant, peu couvert par les médias français qui ont préféré se concentrer sur les déclarations des protagonistes : la stratégie du pouvoir marocain à l’encontre des journalistes dont les enquêtes donnent de lui une image négative.

Encore récemment, le 17 avril 2015, un journaliste marocain, Ahmed Benchemsi, comparaissait devant la 17ème chambre correctionnelle du TGI de Paris, suite à une plainte pour diffamation déposée par Mounir Majidi, homme d’affaires et secrétaire particulier de Mohammed VI (voir article dans LeMonde.fr) – celui qu’Eric Laurent avait cherché à joindre au Palais lors de son premier appel, le 23 juillet. Le 17 avril, Catherine Graciet avait été appelée à la barre par l’avocat de la défense. Me Hicham Naciri, l’avocat du roi, qui a négocié avec elle en août, était également présent, ce jour-là, au tribunal. Ahmed Benchemsi a été relaxé en juin.

Sans source, pas d’article, ni de livre

Eric Laurent et Catherine Graciet indiquent, tous deux, que Me Hicham Naciri a beaucoup insisté pour connaître leurs sources d’information. Les sources, ceux et celles qui ont pris des risques pour communiquer des preuves aux deux journalistes, sont probablement l’un des grands enjeux de cette affaire, qu’il s’agisse d’un chantage ou d’une corruption.

Au Maroc, comment des sources qui disposent de preuves pourront-elles à nouveau faire confiance à des journalistes si ceux-ci font de l’utilisation ou de la non-utilisation des preuves une monnaie d’échange dans un chantage ou une corruption ? Sans source, pas d’article, ni de livre. Si les enquêtes journalistiques sur le Maroc, son roi et sa cour diminuent, alors assurément Mohammed VI aura réussi son coup.

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