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A propos de "Un temps de président", échange entre Yves Jeuland, réalisateur du documentaire, et Raphaël Haddad

Dernière actualisation : 05/10/2015, 18:58

Le documentaire d'Yves Jeuland, "A l'Elysée, un temps de président", suscite le débat. Yves Jeuland a bien voulu y participer et nous l'en remercions.

Dans un texte pour Mediapicking, Raphaël Haddad demandait si le documentaire était une faute ou une réussite de l'Elysée. Yves Jeuland a réagi à ce texte, Raphaël Haddad lui répond. Mediapicking est heureux de publier cet échange.

Texte d'Yves Jeuland:

Cher Raphaël Haddad,

On vient de m'envoyer le lien de votre blog. C'est drôle, vous raisonnez comme s'il n'y avait qu'un seul domaine, celui dans lequel vous exercez et qui n'est pas le mien : la communication. Comme si l'Élysée était commanditaire de ce travail. Vous ne faites d'ailleurs pas le distinguo entre le film institutionnel, le reportage et le documentaire. Il y a des conseillers en communication, des journalistes et des réalisateurs - de fictions ou de documentaires. Chacun exerce son métier de façon différente.

Vous écrivez notamment : "2,5 millions de personnes (...) ont été attentifs pendant près de deux heures à ce que l'Élysée et le Président de la République ont à leur montrer. « Un temps de Président » est incontestablement un reportage fait « avec » ; le simple fait que François Hollande l'ait visionné il y a déjà un mois en atteste largement." Oui, François Hollande a vu le film, comme tous les hommes et les femmes que je filme depuis bientôt vingt ans.

Mais il a vu le film une fois terminé, sans aucun droit de regard sur mon travail et les conseillers du Président ne se sont pas invités en salle de montage. Le film aurait été tout autre, je vous l'assure. Si je montre le film à mes personnages, c'est par simple courtoise. Ils m'ont accordé leur confiance et je trouverais pour le moins inélégant qu'ils lisent des papiers dans la presse sur mon travail avant d'avoir pu le découvrir. Après, qu'ils aiment ou non le film, c'est leur affaire, je ne modifie jamais rien.

Le réalisateur, c'est moi. C'est le réalisateur qui choisit ses personnages, et notamment les deux grands seconds rôles : Gaspard Gantzer et Jean-Pierre Jouyet. Le réalisateur qui, avec la monteuse Lizi Gelber, a passé cinq mois en salle de montage pour raconter cette histoire, en choisir les contrechamps, et réaliser un film documentaire de 104 minutes à partir des 75 heures de rushes tournées au long de mes six mois de présence.

Bien sûr qu'en acceptant ma caméra, l'Élysée avait quelque chose derrière la tête, je ne suis pas dupe. Mais moi aussi. Ce que j'aime filmer par dessus tout, ce sont les contrechamps et ce qui échappe aux politiques. Et si je ne trahis jamais, je suis très soucieux de ma liberté. Là où vous avez raison, quand vous parlez de ce 'flou', c'est que les politiques ont compris (mais depuis assez longtemps) en quoi certaines caméras embarquées pouvaient leur être utile et les humaniser. Ils fabriquent désormais eux-mêmes leurs propres coulisses, adoptent avec talent le registre du faux-semblant, lâchent de fausses confidences... Mais ça finit souvent par se voir. C'est vrai qu'il est parfois ardu de contourner les communicants et de déjouer les plans médias. Pressés par le temps, les journalistes n'ont souvent pas d'autre choix que de faire avec.

Le réalisateur a le luxe du temps ; et d'autres avantages dans le dispositif, les outils et la méthode que je ne vais pas détailler ici. Quant à la perception du film, vous dites que 'les journalistes ont été hostiles à cette nouvelle man'uvre'. Et de citer Le Point et l'Obs, deux hebdomadaires où j'ai eu sans doute mes meilleures critiques (voir plus bas). Je me serais d'ailleurs attendu à une réaction plus virulente des journalistes, car leur profession est un peu malmenée dans mon film. Bizarrement non. La critique a été étonnamment très favorable, ce qui a sans doute favorisé les bonnes audiences.

Quant à la perception des téléspectateurs, des citoyens, pour les retours que j'en ai eus, innombrables je dois dire, ils sont incroyablement divers et contrastés. Peut-être parce que c'est un film qui se regarde plus qu'il ne s'écoute, sans commentaire ni entretien (ce qui est peu habituel sur le petit écran et comportait un vrai risque pour l'audience). Je laisse une liberté au spectateur, loin de toute manoeuvre, ce qui ne retire rien à ma subjectivité et mon point de vue. Mais je ne livre pas un travail prémâché.

Ce qui provoque des réactions très contradictoires qui vont de 'Grâce à ce film, Hollande va être réélu' à 'Ce film est dévastateur pour le chef de l'état'. Et ces divergences ne sont pas pour me déplaire. Car je déteste les films de communicants qui nous disent là où il faut penser. Tous les avis m'intéressent : ceux des journalistes, ceux des téléspectateurs-citoyens et puis vous, les communicants, que j'ai eu intérêt à lire. Mais ne voir ce film qu'à travers le prisme de la communication en réduit sensiblement la portée. Peut-être d'ailleurs serait-il utile de filmer ce monde des communicants.

Bien sincèrement à vous,

Yves Jeuland.

Le Point : http://www.lepoint.fr/politique/jeuland-filme-hollande-scenes-de-vie-extra-ordinaire-a-l-elysee-25-09-2015-1967951_20.php#xtor=CS2-239

L'Obs : http://teleobs.nouvelobs.com/actualites/20150924.OBS6453/les-secrets-de-la-com-de-l-elysee.html

Réponse de Raphaël Haddad:

Cher Monsieur,

Merci pour votre retour sur mon analyse de votre documentaire.

Comme vous le dites vous-même, vous vous attendiez à une réaction plus dure de la part des journalistes, profession que vous reconnaissez avoir "malmenée".

Creusons davantage ce point, si vous le voulez bien : en quoi les journalistes sont-ils malmenés ? Précisément dans le fait que votre excellent film touche du doigt une réalité connue mais rarement filmée : celle de la coproduction tripartite de l'actualité politique, coproduction que l'on pourrait schématiser de la manière suivante : un communicant qui forge des éléments de langage, un politique qui les énonce, un journaliste qui les reprend et les mets en circulation (parfois augmentés de son propre commentaire), produisant par là tout ou partie des interprétations attendues par les deux premiers.

C'est en ce sens que je parle dans mon texte d'un jeu d'associés-rivaux – concept forgé par François Bourricaud dès les années 1960 et transposé par Jean Baptiste Legrave à l'univers de la communication et du journalisme politique depuis quelques années.

C'est ici que réside l'essentiel de mon analyse : cette concurrence coopérative entre ces positions sociales, concurrence coopérative que vous saisissez très justement dans votre documentaire, n'en êtes-vous pas vous-même l'un des artisans ? Si vous en acceptez l'idée, alors il faut nécessairement en conclure que du point de vue de sa visée communicationnelle pour l'institution qui a accepté d'être filmée 6 mois durant, la différence entre documentaire et reportage importe peu ; l'essentiel demeure la mise en scène des "coulisses" de la vie politique.

Bien sincèrement à vous,

Raphaël Haddad

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