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Un compromis sur l'islam en France. Que ressort-il des interviews du philosophe qui fait cette proposition?

Dernière actualisation : 08/11/2015, 20:33

Pierre Manent était au centre de nombreux débats en octobre dans les médias, suite à son livre « Situation de la France » sur l’islam en France. Il a dialogué avec Alain Finkielkraut dans Le Figaro, il a été critiqué en tant qu’apôtre de la soumission, il a donné plusieurs interviews où il a présenté l’essentiel de son livre.

Je me suis arrêté sur trois d’entre elles – Atlantico, Le Figaro et Libération – parce que le propos est original, invite à la réflexion et donne envie de réagir. Je me suis embarqué dans leur analyse sans avoir lu « Situation de la France ». Le voyage est stimulant. J’en sors avec un grand intérêt pour le regard de Pierre Manent sur l’islam et la France, un gros doute sur sa proposition de compromis et plusieurs questions sur ses intentions. Et vous, comment en sortirez-vous ?

Trois interviews de Pierre Manent: le choix du titre

Dans les trois interviews, Pierre Manent commence par des constats sur l’islam en France, avec une grille de lecture qui secoue plusieurs totems. Il propose ensuite « un compromis historique entre les Musulmans et le reste du corps civique » (Le Figaro). Il termine par des propos sur le catholicisme et sur la nation.

Le Figaro et Libération ont choisi, tous deux, un titre qui s’adresse uniquement aux Français non musulmans, sans rien dire des contreparties qui seraient demandées aux Musulmans : respectivement « Apprendre à vivre avec l’islam » et « Il faut faciliter l’engagement des Musulmans dans l’aventure française ». Atlantico a choisi un titre plus long qui reflète les constats et l’objectif de Pierre Manent : « je crois que les mœurs musulmanes sont et resteront assez nettement distincts de celles du reste de la société française. Je cherche donc le principe de la vie commune ».

Des constats décapants

Pierre Manent ne s’embarrasse pas de propos édulcorés ou politiquement corrects dans ses constats. Quand Libération lui demande « pourquoi appréhender l’islam comme un ‘problème’ », sa réponse tombe : « parce que c’en est un ! ». Il balaie d’un revers de la main la réalité du vivre ensemble : « il n’y a pas tellement de vie commune » (Libération). Il fustige « les institutions musulmanes qui ont pignon sur rue » dans Atlantico : « [elles] sont extrêmement peu représentatives et fort opaques. Les Musulmans que je rencontre n’ont pas confiance en elles ». Il juge, dans Libération, le Conseil Français du Culte Musulman « décoratif […] opaque et divisé ». Il y critique aussi les gouvernements français qui « semblent de plus en plus céder à la tentation de sous-traiter la question de l’islam en France à des pays musulmans ‘amis’ ».

Une laïcité dénaturée car voulant neutraliser les religions

Pierre Manent s’en prend à l’un des totems de la République, la laïcité, dont on aurait changé le sens, dont « on voudrait faire un projet de société » (Libération) et qui serait inadéquate face à l’islam. Il indique ainsi : « aujourd'hui, quand on parle de laïcité, […] il est question d'une démarche sociale, politique et morale qui, au lieu de simplement assurer la neutralité religieuse de l'Etat, imposerait la neutralité religieuse de la société » (Le Figaro). Tout en soulignant les ambiguïtés du mot « laïcité », il critique cette démarche qui refuse de voir la religion comme un fait social. Il ajoute dans Libération : « si l’on entend parvenir à un ‘espace public nu’ (et sans signes religieux) comme disent les Américains, on s’engage alors dans une entreprise qui a quelque chose de tyrannique ».

Impossible de rendre invisibles les mœurs de l’islam dans la société

Pierre Manent pose son diagnostic sur « la situation en France » à partir de deux spécificités de l’islam : d’une part, les mœurs, rites ou « conduites publiques obligatoires » de l’islam, d’autre part, la double dimension, à la fois nationale et internationale, de l’islam.

Première spécificité : les mœurs. « L'islam pose un problème spécifique en raison du lien étroit entre la loi religieuse et les mœurs de la vie quotidienne à la fois évidentes et contraignantes […] je crois pour ma part que les mœurs musulmanes sont et resteront pour un temps indéfini assez nettement distinctes de celles du reste de la société » (Atlantico). Pierre Manent conclut, dans Le Figaro, qu’une laïcité voulant rendre invisible la religion dans la société serait inadéquate face à l’islam et aurait déjà perdu face à lui.

Des Français musulmans liés à l’Oumma et aux pays arabes

Deuxième spécificité : « la question de l'islam est aujourd'hui inséparablement une question de politique extérieure et de politique intérieure » (Atlantico). Pierre Manent poursuit dans Libération : « le problème majeur, c’est cette dépendance des musulmans français à l’égard de l’ensemble musulman ». Il y fait référence à la fois à « l’oumma, la communauté des croyants » et aux pays arabes du Maghreb et du Golfe qui financent, en France, des associations cultuelles et culturelles.

Notons que Pierre Manent parle de ces deux spécificités à propos de l’islam et des Français musulmans dans leur ensemble, sans reprendre les distinctions régulièrement entendues entre modérés et radicaux ou entre islam et islamisme et sans se focaliser sur le salafisme ou sur tel autre courant de l’islam.

Proposition d’un compromis "pacificateur et politique"

Jusqu’ici, nous sommes dans un discours plutôt décapant et qui entend voir le réel tel qu’il est. Une fois ces constats posés, Pierre Manent demande : « que fait-on maintenant ? » (Atlantico). Il propose un compromis où l’on accepterait « plus franchement leur manière de vivre en tant que Musulmans », en contrepartie d’une « rupture, du moins une prise d’indépendance extrêmement vigoureuse et visible de leur part vis-à-vis du monde arabo-musulman » (Le Figaro).

Ce compromis aurait pour but « de permettre une participation plus complète et plus heureuse des Musulmans à la vie nationale » (Libération). Il résulterait à la fois d’une conviction et d’un rapport de forces : « on ne réforme pas les mœurs par la loi et un Etat faible tel que le nôtre ne va pas réformer les coutumes d'une religion plutôt forte en ce moment » (Atlantico).

Pour ou contre un compromis? Une alternative sans objet

Le compromis proposé par Pierre Manent a allumé la machine à débattre et a suscité de vives réactions, se référant notamment à « Soumission » de Michel Houellebecq. Alors, pour ou contre un compromis sur l’islam en France ? Le débat me semble mal posé. Il est donc inutile de s’y précipiter.

Un compromis ? Entre qui et qui ? Sur quoi ? Les journalistes d’Atlantico, du Figaro et de Libération ont posé certaines de ces questions. Pierre Manent esquive et ne répond pas. Peut-être parce qu’au-delà des constats qui amènent à formuler cette proposition et au-delà de l’idée générale de conclure un compromis pacificateur, il n’existe pas de réponse satisfaisante. Démonstration en reprenant rapidement chacune de ces questions.

Quel serait l’intérêt d’un compromis pour les Musulmans?

Un compromis ? Il faut deux parties peu ou prou dans la même situation et ayant chacune intérêt à conclure un compromis. Est-ce le cas ? Pierre Manent souligne, dans une réponse déjà citée, que notre Etat est faible et que l’islam est « plutôt fort en ce moment ». Quand l’un est faible et l’autre est fort, le fort a-t-il intérêt à un compromis ? Dans la vision de Pierre Manent, les Etats arabes ont déjà été frappés et maintenant, c’est l’Europe qui est en danger : « étant donné ce qui se passe de la Syrie à la Libye, et les graves incertitudes pesant sur le Maghreb, il y a un danger que l'Europe soit paralysée, désorganisée et pour ainsi dire aspirée par l'effondrement politique du monde arabo-musulman » (Atlantico). S’il s’agit d’un « sauve qui peut » pour l’Europe, quel serait l’intérêt d’un compromis pour les Européens musulmans ?

Un compromis entre qui et qui?

Pierre Manent propose-t-il un nouveau contrat social entre l’Etat et seulement une partie des citoyens français ? Il y aurait, de toute évidence, rupture du principe d’égalité. Propose-t-il une nouvelle politique musulmane de la France suite à des élections ? Il y aurait clivage, voire rupture du corps social entre les électeurs favorables à une telle politique et les opposants à cette politique. Si l’objectif est de pacifier, quel est l’intérêt d’un compromis qui diviserait les Français ?

S’agirait-il d’un compromis entre Musulmans et non-Musulmans ? Pierre Manent disqualifie « les institutions musulmanes qui ont pignon sur rue » (Atlantico), tout en soulignant que les Musulmans forment un ensemble pluriel ou hétérogène. S’agirait-il d’un compromis avec de nouvelles organisations musulmanes ou avec chaque Musulman pris individuellement ? Que se passerait-il si certains Musulmans acceptaient le compromis et si d’autres le refusaient ? Que deviendraient ceux qui refusent ? Que deviendraient ceux qui acceptent, mais qui, plus tard, n’appliquent pas le compromis ? Pas de réponse.

Un compromis sur quoi?

Pierre Manent évoque « des accommodements qui ne bouleverseraient pas la vie des citoyens » (Le Figaro), par exemple sur les pratiques alimentaires, les menus dans les cantines scolaires ou « des horaires de piscine distincts pour les filles et les garçons ». Il essaie d’être concret, mais n’est pas précis. Parle-t-il de menus de substitution sans porc, de menus sans viande ou de menus certifiés Halal ? Parle-t-il des mêmes menus pour tous ou de menus distincts pour les Musulmans ? Surtout, Pierre Manent parle de l’école, mais ne dit rien sur le contenu des programmes scolaires : sciences, philosophie, histoire, histoire des religions…

Côté contreparties, Pierre Manent demande « l’indépendance organisationnelle, financière, intellectuelle, des musulmans français, ou des Français musulmans » (Libération). Dans un monde ouvert où les idées circulent et où les individus ont, chacun, plusieurs identités, est-il réaliste que les Français musulmans soient cloisonnés en France et qu’ils soient les seuls à vivre dans un tel cloisonnement ? Quelle forme prendrait un tel engagement ? Si l’enjeu est l’appartenance à l’Oumma, est-il réaliste de demander aux Français musulmans de s’extraire de la communauté des croyants ? Ici encore, pas de réponse.

Un compromis sur l’islam pour faire valoir le catholicisme et la nation?

Que ce soit dans Atlantico, Le Figaro ou Libération, Pierre Manent n’apporte pas de réponse satisfaisante à de nombreuses questions sur sa proposition de compromis. Mais alors, pourquoi s’est-il lancé dans cette proposition ? Une réponse peut être trouvée à la fin de chacune des trois interviews, dans le discours de Pierre Manent sur les religions dans la société française, sur la composante chrétienne de la France et sur la prééminence de la nation par opposition à l’Europe.

Citons pêle-mêle. « La République ayant largement perdu son autorité, les diverses communautés spirituelles sont plus exposées, elles sont désormais ‘en première ligne’ » (Atlantico). « De même que nous avons décidé que la nation était derrière nous, nous pensons que la religion appartient au passé. C’est une double illusion » (Libération). « L'Europe effective, c'est l'Europe dans ses nations et dans ses traditions religieuses qui, pour être affaiblies, n'en sont pas moins actives » et « Les catholiques doivent avoir une vue plus large de leur rapport à la France et à l'histoire de France. Ils étaient là au commencement et même avant le commencement, et ils seront peut-être là après la fin » (Le Figaro).

Un compromis sur l’islam pour faire écran de fumée et levier?

En guise de conclusion, formulons ici une hypothèse. Si le compromis est une construction intellectuelle impossible à mettre en œuvre, quel serait son objectif ? J’en imagine deux. D’une part, détourner l’attention pour pouvoir poser sur l’islam et sur la France une grille de lecture qui secoue, qui décape et qui ouvre des perspectives. D’autre part, utiliser l’islam comme un levier pour faire valoir les religions en général et le catholicisme en particulier comme des faits sociaux et politiques et pour promouvoir la nation comme seul horizon politique permettant de résoudre les questions posées par l’islam.

Est-il nécessaire de faire ce détour par le compromis, de recourir ainsi à un écran de fumée et à un levier ? Le détour semble risqué car si Pierre Manent voit le compromis comme une réponse à la faiblesse de l’Etat, d’autres pourraient faire le raccourci d’exiger, au lieu d’un compromis, un Etat plus fort, plus autoritaire, plus national, bref un Etat FN.

A partir de sa grille de lecture novatrice, Pierre Manent ne pouvait-il pas, plus simplement, proposer une nouvelle politique de la France concernant les religions en général et l’islam en particulier ? Une politique volontariste, pacificatrice, unificatrice, s’affranchissant de la laïcité, prenant les religions au sérieux, leur fixant un cadre résolument français et garantissant la liberté de les critiquer et de nier Dieu.

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