Est-il temps pour les Juifs de quitter l'Europe ? Une enquête longue, subjective et incomplète pour arriver à une conclusion écrite à l'avance. - Mediapicking
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Est-il temps pour les Juifs de quitter l'Europe ? Une enquête longue, subjective et incomplète pour arriver à une conclusion écrite à l'avance.

Dernière actualisation : 18/09/2015, 15:50

Un ami américain m’a signalé la longue enquête de Jeffrey Goldberg en « une » du numéro d’avril 2015 de The Atlantic : « Is it time for the Jews to leave Europe ? ».  Il n’est pas utile de lire l’enquête pour deviner la réponse à la question posée. La couverture de The Atlantic répond visuellement : une couleur noire évoquant le deuil, une étoile de David brisée, comme une vieille stèle qui serait tombée dans un cimetière abandonné. Il me semble utile, en revanche, de s’interroger sur la question posée et sur la façon dont Jeffrey Golderg y répond.

Un récit subjectif, une conclusion subjective

L’enquête de The Atlantic est un long récit subjectif où Jeffrey Goldberg expose sa vie de Juif Américain ayant vécu quelques années en Israël, ainsi que la vie de son grand-père qui est né en Moldavie.

L’enquêteur est très loin d’une présentation neutre des faits et des opinions. Il se met en scène et répond avec subjectivité à la question qu’il a lui-même posée. Il indique, en conclusion, « être prédisposé à croire qu’il n’existe pas un grand avenir pour les Juifs en Europe ». Il explique cette prédisposition par plusieurs raisons présentées dans son récit, mais aussi par le fait « qu’il est un Juif Américain, c’est-à-dire un individu qui existe [aujourd’hui] parce que ses ancêtres sont partis quand ils le pouvaient ».

Si la conclusion dépend de l’identité de l’enquêteur, un autre enquêteur aurait-il abouti à une autre réponse et, surtout, aurait-il posé la même question ?

Un long voyage pour faire adhérer le lecteur à la conclusion du journaliste

Jeffrey Goldberg nous raconte une histoire et nous enferme dans son histoire pour nous conduire à sa conclusion. Il nous prend par la main et ne nous lâche plus. Il nous étourdit en multipliant les escales à travers l’Europe (Paris, Montreuil, Sarcelle et Toulouse en France, la Suède, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Belgique), les citations, les témoignages et les rencontres avec des personnalités de premier plan. Il veut nous donner l’impression d’un tableau complet, très détaillé et très documenté sur la situation des Juifs d’Europe.

Avant de conclure qu’il n’y a pas un grand avenir pour les Juifs en Europe, il veut que notre voyage avec lui se termine en Moldavie, là où il ne reste plus que quelques Juifs, là où eut lieu le pogrome de Kichinev en 1903, là où son grand-père a grandi, là où des membres de sa famille ont été tués par les alliés roumains des nazis. La ficelle est grosse, mais redoutablement efficace.

Une enquête incomplète où le journaliste fait plusieurs impasses

Jeffrey Goldberg peint, par petites touches, un tableau des Juifs d’Europe en 2015, mais son tableau comporte plusieurs angles morts :

  • Le récit est nombriliste ou ethno-centré : il traite uniquement des Juifs et dit très peu de choses de l’Europe, de sa crise, de la morosité et du pessimisme de ses habitants, des enjeux identitaires qui la secouent et notamment des débats récurrents concernant ses populations musulmanes.
  • Jeffrey Goldberg cite de nombreuses personnes qui exposent leurs constats, leurs analyses et leurs peurs. Il ne les interroge pas sur les actions en cours ou à mener pour combattre l’antisémitisme, ni ne rapporte les éventuels propos qu’elles auraient pu lui tenir sur ce sujet.
  • Il évoque Israël et l’immigration de Juifs Européens vers Israël, mais ne fait pas escale en Israël et ne dit rien sur la façon dont les nouveaux immigrés d’Europe sont intégrés, vivent, réussissent ou échouent en Israël. Il ne dit rien, non plus, des Israéliens qui quittent Israël pour s’installer en Europe.
  • En France, il rapporte les propos tenus par Marine Le Pen, sans les analyser. Quand elle dit qu’elle est l’amie des Juifs, l’article ne dit rien des opinions antisémites de nombreux sympathisants du Front National (cf. étude de la Fondapol). Quand elle différencie le port du voile et le port de la kippa, l’article ne pointe pas le fait qu’elle instrumentalise la laïcité.

Quelle aurait été la conclusion d’un journaliste qui aurait traité de la situation des Juifs d’Europe en incluant les angles morts de Jeffrey Goldberg et avec moins de subjectivité que Jeffrey Goldberg ?

Au commencement, une question mal posée

J’en viens au point qui me semble le plus important : la question choisie par Jeffrey Goldberg et figurant en « une » de The Atlantic. Cette question racoleuse – est-il temps pour les Juifs de quitter l’Europe ? – pose problème parce que :

  • elle nourrit l’idée que les Juifs sont des errants qui ont vocation, tôt ou tard, à quitter l’Europe ou n’importe quel autre continent ;
  • elle traite uniquement du passé et ne dit rien sur l’avenir : on ne quitte pas l’Europe dans l’absolu, on quitte l’Europe pour s’installer ailleurs (mais où ?).

A l’exception d’Israël, Jeffrey Goldberg ne dit pas s’il existe des pays où les Juifs quittant l’Europe seraient les bienvenus et pourraient facilement s’installer. Il ne dit pas davantage s’il existe des pays où les Juifs quittant l’Europe auraient une vie meilleure qu’en Europe, ni ce qu’il entend par une vie meilleure.

Au final, Jeffrey Goldberg ne répond pas à la question qu’il a lui-même posée. Il se contente de conclure qu’il n’y a pas un grand avenir pour les Juifs d’Europe, alors même que l’Europe entière est inquiète pour son avenir. C’est un peu court ! Une longue enquête avec des interviews de responsables de premier plan était-elle nécessaire pour arriver à un résultat, qu’il avait, de toute façon, écrit à l’avance ?

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