Libération a publié, le 16 septembre, une longue interview de Federica Mogherini par Jean Quatremer, son correspondant à Bruxelles. Federica Mogherini a probablement le titre le plus long de tous les dirigeants de l’Union Européenne : Haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité et Vice-Présidente de la Commission. En version coute, elle est la cheffe de la diplomatie européenne.
Dans cette interview, Federica Mogherini analyse « la plus grave crise humanitaire subie par l’Europe depuis 1945 ». Elle s’attache à "vendre" l’accueil des réfugiés en Europe. Elle aurait pu, pour cela, parler vrai, parler des actes et fixer un cap. Elle aurait pu aussi faire appel à notre humanité, dire simplement que nous sommes face à une urgence et que tous les pays de l’UE doivent porter assistance aux réfugiés qui sont déjà sur son sol. Non, au lieu de cela, elle a enchaîné les arguments. Problème ! Plus elle parle, moins elle est convaincante. Passons en revue ses sept arguments.
Argument n°1 : minimiser le nombre de réfugiés en Europe.
« Sur les quelque cinq millions de réfugiés ayant fui la Syrie, 98 % se trouvent dans les pays limitrophes. Cette année, 430 000 réfugiés syriens sont arrivés dans l’Union qui compte, je vous le rappelle, 500 millions d’habitants. L’Europe n’est donc pas submergée : actuellement, sa population ne compte que 0,1 % de réfugiés ». D’abord, elle s’emmêle dans les chiffres. Si 98% des 5 millions de réfugiés ayant fui la Syrie étaient dans les pays limitrophes, alors seulement 2% (soit 100.000 réfugiés) pourraient être en Europe. Le chiffre de 98% est donc faux.
Ensuite, elle parle uniquement des réfugiés syriens en 2015. Ses deux chiffres (430.00 réfugiés et 0,1% de la population de l’UE) n’incluent ni les réfugiés venant d’autres pays (Irak, Lybie, Erythrée…), ni les demandeurs d’asile des années précédentes : ils étaient 626.000 en 2014 et 431.000 en 2013. Ils n’incluent pas, non plus, les réfugiés qui arriveront fin 2015 et les années suivantes, ni le reste des migrants qui ne fuiraient pas la guerre, mais seulement la misère (les migrants dits économiques).
Surtout, le recours aux chiffres et l’appel à la raison ne font pas le poids face aux photos et aux reportages qui montrent, tous, des groupes, grappes ou hordes de réfugiés marchant sur des routes, sortant de trains ou entassés dans des camps. Lorsqu’ils reçoivent ces images, les Européens sont seuls, en famille, avec quelques amis… et toujours en très grande infériorité numérique.
Argument n°2 : relativiser la part de l’Europe
« Des pays comme la Turquie ou le Liban ont fait infiniment plus que ce que nous sommes prêts à faire ». L’argument suppose qu’un réfugié est pris en charge dans les mêmes conditions en Europe, en Turquie et au Liban. Il nie la proximité géographique, familiale, sociale, économique, culturelle et religieuse des Syriens avec les Libanais, Jordaniens et Turcs.
Surtout, il oppose des réfugiés visibles à des réfugiés invisibles. D’un côté, les réfugiés en Europe, que l’on voit dans les médias. De l’autre, les réfugiés invisibles qui sont dans les pays voisins de la Syrie depuis déjà quelques années, que nos médias ont oublié de montrer et que nos politiques européens ont préféré ignorer. Quand on entend que l’Europe en fait peu, comment ne pas percevoir les réfugiés invisibles qui sont au Liban et en Turquie comme de futurs réfugiés pour l’Europe ?
Argument n°3 : valoriser l’Europe aux yeux des Européens
« Il y a un aspect qui devrait nous interpeller : la première destination que désirent rejoindre les réfugiés qui quittent les pays frontaliers de la Syrie, c’est l’Union, car nous avons réussi à construire depuis soixante-dix ans un espace de paix et de prospérité sans équivalent dans le monde ».
L’argument suppose que les réfugiés peuvent choisir leur destination et que tous les pays du monde leur sont ouverts. Ce n’est pas le cas. Il demande aux Européens de regarder le monde avec les yeux d’un réfugié. Le transfert peut opérer au plan émotionnel : je me mets dans la peau d’un réfugié et j’imagine ses conditions de vie et d’exode. Il n’opère pas au plan rationnel quand on me demande de réfléchir comme un réfugié qui choisirait sa destination. Surtout, l’argument se retourne très vite chez ceux qui le reçoivent en Europe : continuerons-nous d’avoir « un espace de paix et de prospérité » après l’accueil des réfugiés ?
Argument n°4 : être exemplaire en Europe pour être efficace au Proche-Orient
« C’est seulement si nous sommes crédibles à l’intérieur que nous le serons à l’extérieur. Cela seul nous permettra d’avoir une action efficace dans la région ». « Il sera très difficile d’aller expliquer au Moyen-Orient qu’il faut respecter les droits des minorités si l’on a des discours et des pratiques discriminatoires à l’intérieur de l’Union ».
L’argument suppose un universalisme des droits et des principes, en particulier les droits des minorités, alors que chacun sait que de nombreux droits sont ignorés ou bafoués depuis des décennies en Syrie et en Irak. Il met sur le même plan la guerre, les morts et les persécutions au Proche-Orient avec le traitement des réfugiés en Europe. Il faut avoir l’esprit très confus pour tout voir ainsi sur le même plan. Il faut aussi avoir l’esprit très tordu pour faire du traitement de la conséquence (les réfugiés) une condition du traitement de la cause (la guerre).
Argument n°5 : accueillir les réfugiés parce que nous sommes l’Europe
« Nous sommes perçus comme les champions des droits de l’homme, ce qui impose une cohérence des messages politiques et des décisions. […] Si nous n’accueillons pas ces victimes du terrorisme, si nous ne sommes pas capables de les protéger, quel message leur enverrons-nous, ainsi qu’au reste du monde ? »
Redisons-le : Federica Mogherini aurait pu simplement faire appel à notre humanité face à une urgence dramatique. Ce qu’elle dit est sensiblement différent. Elle se soucie, peut-être par narcissisme, de notre image d’Européens, « perçus comme les champions des droits de l’homme ». Elle semble également se soucier davantage du message, de la communication que de l’action. Même si son intention est tout autre, les mots qu’elle emploie et qui tiennent lieu de titre à l’interview sont symptomatiques.
Enfin, l’argument ne fonctionne pas. Celui qui le reçoit en Europe n’a probablement aucun message, hormis de compassion, à envoyer aux réfugiés. Et il n’a pas davantage de message pour le reste du monde.
Argument n°6 : accueillir les réfugiés pour notre sécurité
« Il s’agit d’investir dans notre sécurité en se montrant accueillant. Si ces réfugiés sont coincés entre l’Etat islamique et le régime d’Al-Assad qu’ils fuient et des pays qui les repoussent, croit-on que ce sera le meilleur moyen d’empêcher le développement des mouvements terroristes dans la région et en Europe ? »
On se pince. La Syrie et l’Irak ne sont-ils pas déjà à feu et à sang ? On se pince aussi lorsqu’elle est interrogée sur la présence de jihadistes parmi les réfugiés. « [Les jihadistes] ont des filières plus sûres ». En quoi est-ce l’assurance qu’aucun jihadiste ne figure parmi les réfugiés ?
On se pince encore lorsqu’elle ajoute : « tous les attentats qui ont eu lieu en Europe ont été commis par des citoyens européens ou des résidents de longue date », « [des] ressortissants [européens] vont combattre dans les rangs de l’Etat islamique [et] peuvent rentrer en Europe sans demander l’asile ». En quoi est-ce l’assurance qu’aucun attentat ne sera commis par un réfugié accueilli en Europe ? Ne vaudrait-il pas mieux rassurer sans nier le risque et en parlant des contrôles mis en place ?
Argument n°7 : accueillir les réfugiés parce que c’est provisoire
« Les réfugiés ont généralement envie de rentrer chez eux le plus rapidement possible. C’est notamment le cas des réfugiés syriens qui ont un haut niveau d’éducation et dont les standards de vie étaient proches des nôtres. Si on arrive à mettre fin à la guerre, ils vont vouloir rentrer afin de reconstruire leur pays et y vivre. »
La cacophonie bat son plein. On avait cru comprendre que l’Allemagne avait un déficit démographique, que les entreprises allemandes avaient besoin de main d’œuvre, qu’il y avait donc des bénéfices économiques à l’installation des réfugiés en Europe. Federica Mogherini vient nous affirmer, au contraire, que l’accueil des réfugiés est provisoire.
D’abord, qu’est-ce qui lui permet de dire que « « les réfugiés ont généralement envie de rentrer chez eux le plus rapidement possible » ? Jusqu’à présent, les migrants qui sont venus en Europe pour des raisons économiques nous ont plutôt habitués à l’inverse. Ensuite, qui croire dans cette cacophonie ? Et surtout, s’il y a cacophonie, n’est-ce pas la preuve que l’Europe ne sait pas où elle va ? Il est vrai que Federica Mogherini ajoute : « bien sûr, cela va prendre beaucoup de temps. »
Bienveillance de Jean Quatremer
Face à tant d’arguments qui ne fonctionnent pas, on peut être surpris par le fait que Jean Quatremer ne relance pas son interlocutrice. On a même l’impression, à plusieurs reprises, qu’il lui passe les plats afin qu’elle puisse dérouler son argumentaire en faveur de l’accueil des réfugiés en Europe.
Jean Quatremer se fait ainsi le relais d’arguments contre l’accueil des réfugiés en Europe : « Un certain nombre de citoyens européens ont le sentiment que l’Union est submergée… », « La droite radicale et l’extrême droite européennes affirment que parmi ces réfugiés se dissimulent des combattants jihadistes… » ou encore « Est-ce que ces réfugiés ont vocation à s’établir en Europe ? ». Il ne pose aucune question sur la volte-face allemande, sur les quotas de la Commission ou sur l’avenir des accords de Schengen.
Désaccord sur la solution en Syrie
La seule véritable relance de Jean Quatremer est en toute fin d’interview lorsque Federica Mogherini énonce une position qu’il ne partage pas : « La solution [en Syrie] sera politique et diplomatique. Il faut identifier un terrain commun pour que les différentes parties, en dehors de l’EI, se parlent et se mettent d’accord sur une nouvelle gouvernance en Syrie. Cela seul mettra fin à cette complexe guerre civile et permettra de lutter efficacement contre l’organisation jihadiste ».
Ces propos positionnent l’EI comme l’ennemi prioritaire et incluent le régime de Bachar Al-Assad dans l’élaboration de la solution. Ici, Jean Quatremer s’empresse de relancer : « Donc sans Bachar Al-Assad ? ». Federica Mogherini introduit, pour s’en sortir, un distinguo qui demandera à être confirmé dans les faits : « il est impossible d’imaginer que [Bachar] fasse partie de la future gouvernance du pays. Ce qui ne veut pas dire que des représentants du régime ne sont pas à la table de négociation. »
On reste sur sa faim
A la fin de l’interview et au-delà des arguments non convaincants, on reste sur sa faim concernant la diplomatie européenne et cette fonction qui porte probablement le titre le plus long au sein des instances de l’Union Européenne. Certaines positions de Federica Mogherini méritent l’attention : la dimension régionale, globale et européenne de la crise des réfugiés, la nécessité d’investir dans la stabilité de pays comme le Liban, la Jordanie ou la Tunisie, le lien entre une solution en Syrie et l’accord sur le nucléaire iranien, l’impossibilité d’une solution militaire en Syrie…
Reste à les traduire en propositions ou en actes. C’est là une toute autre affaire ! Il est souvent plus simple et plus facile pour Federica Mogherini de faire des affirmations péremptoires (« l’Union a les moyens de faire face à cette crise ») ou de renvoyer vers de futures conférences internationales.
Commentaires (0)