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La catastrophe qui arrive: une "démocratie illibérale" à la française

Dernière actualisation : 24/10/2017, 15:15
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La semaine prochaine, les responsables du Front National (FN) se réuniront pour un séminaire de réflexion sur le programme et la stratégie électorale du parti pour préparer les présidentielles de 2017. Il est fort à parier que les orientations du parti de Marine Le Pen se rapprocheront de la formule nationaliste et ultra-conservatrice de Viktor Orbán (Fidesz) en Hongrie et Jarosław Kaczyński (PiS) en Pologne.

Je tire cette hypothèse de la mise en miroir d’analyses récentes sur les « démocraties illibérales » d’Europe de l’est avec le dense discours de Marine Le Pen de l’entre-deux-tours aux dernières élections régionales, dont la dimension programmatique ne fait pas de doute. J’ai constaté des ressemblances très fortes entre les traits caractéristiques des « démocraties illibérales » et les options rhétoriques et idéologiques du FN.

La "majorité menacée", puissant outil de manipulation

Les deux premiers textes sur la définition des « démocraties illibérales » en Europe sont signés par le politologue bulgare Ivan Krastev : une interview dans le quotidien autrichien Die Presse et une tribune dans le New York Times, toutes deux parues fin 2015.

Pour Ivan Krastev, le ressort des « démocraties illibérales » est la promesse d’un pouvoir illimité à une majorité politique, ethnique et religieuse, qui se traduit par un appel constant au « peuple » et par la mise en scène du fantasme d’une majorité toute puissante : « They promise voters what liberal democracy cannot: a sense of victory where majorities (…) can do whatever they want ».

Face au peuple, ses ennemis : les élites « mondialisées » et les immigrés, partageant le dessein secret de nuire au peuple majoritaire, en l’écartant du pouvoir politique et en le mettant en minorité démographique. Les porte-voix des « démocraties illibérales » sont ainsi adeptes de la théorie d’un complot des élites et des immigrés contre la majorité : « they blame the loss of control over their lives (…) on a conspiracy between cosmopolitan-minded elites and tribal-minded immigrants ».

Ivan Krastev va plus loin et construit brillamment le concept de « majorité menacée » (« threatened majorities », « bedrohte Mehrheit »), autrement dit d’une majorité qui se comporte comme une minorité (« eine Mehrheit, die sich wie eine Minderheit verhält »). La « majorité menacée » est l’agent principal du discours paranoïaque des leaders des « démocraties illibérales ».

Le modèle prôné en creux est bien celui d'une démocratie au sens littéral : le gouvernement du peuple. Mais la définition du peuple est donnée unilatéralement par les leaders politiques et l’exercice du pouvoir exclut le compromis, l’équilibre des pouvoirs et l’inclusion des minorités.

Le "peuple" de Marine Le Pen est à la fois majoritaire et en voie de disparition

Cette dynamique mise à jour, comparons les traits de la « démocratie illibérale » définis par Ivan Krastev et le discours de Marine Le Pen du 10 décembre 2015. Il est difficile de ne pas voir des parallèles frappants entre le portrait type de la « démocratie illibérale » d’Europe de l’est et le projet du FN pour la France.

Pour Marine Le Pen, il y a une majorité menacée, une majorité inquiète : c’est « le peuple », abondamment cité et apparaissant sous différents avatars: « le peuple de France », « l’âme d’un peuple », « les Français en tant que peuple ». L’homogénéité ethnique et religieuse du peuple français selon le FN est indirectement désignée par des références non explicitées aux « coutumes » et aux « modes de vie » du « peuple de France ». Notons que les Français musulmans sont sortis du champ du peuple dans le discours de Marine Le Pen, ils deviennent des « compatriotes musulmans » et son appelés à s’engager « aux cotés (du) grand mouvement de redressement national ». La majorité est définie en creux : le « peuple français » dans son sens strict est chrétien et n’inclut pas les descendants d’immigrés.

Marine Le Pen reprend ensuite à son compte la théorie d’un complot des élites pour enfouir le peuple sous des flots migratoires : les « Palais de la République », le « système », la « crème de la Caste » préparent « la submersion migratoire » et œuvrent à installer « les migrants dans nos villages ». Cette alliance imaginaire entre les élites et les immigrés est le mieux exprimée dans l’acronyme de « ROM » que Marine Le Pen emploie : le « Rassemblement des Organisations Mondialistes ». Avec cet acronyme qui se veut sûrement humoristique, Marine le Pen fusionne les indésirables du Front National : les migrants - la figure du Rom en étant l’image type dans le populisme français contemporain - et les « élites cosmopolites », topos de l’antisémitisme européen. A l’horizon, une peur irraisonnée - mais électoralement porteuse, car propice à la manipulation du public - de la disparition, de la dilution : « notre pays peut disparaître, être dilué dans le grand magma des événements ».

Enfin, Marine Le Pen attaque frontalement ce qu’elle abhorre dans la démocratie libérale : le débat, la confrontation des idées, le pluralisme. La diversité est perçue comme génératrice de conflits - elle parle de société « multi-conflictuelle » pour faire référence à la pluralité des cultures de société française - et l’expression d’avis critiques aux projets de son parti est rangée dans la catégorie du « pilonnage médiatique » et du « marathon de la diffamation ».

Urgent: il faut penser le FN dans son contexte européen

Les journalistes, éditorialistes et commentateurs politiques doivent prendre la mesure de la catastrophe qui arrive : celle d’une « démocratie illibérale » à la française. Jusqu’à présent, seul Jean-Yves Camus, dans des interviews et tribunes publiées dans Le Figaro, L’Humanité et le Huffington Post, s’est intéressé aux développements des « démocraties illibérales » à l’est et à leurs correspondances avec le discours et la stratégie du FN.

Le Front National se nourrit des modèles qui marchent en Europe, et il est clair que Marine Le Pen a trouvé dans les « démocraties illibérales » de Hongrie et de Pologne des modèles à décliner pour gagner l’électorat français.

Il faut analyser le programme et la stratégie électorale du FN à l’aune de la situation actuelle en Europe et cesser de tout réduire à la lutte entre « fascistes » et « républicains », catégories datant de la guerre d’Espagne.

Cette nouvelle perspective doit s’installer dans le débat public pour permettre aux Français de comprendre la vraie nature du projet du FN et pour déconstruire le programme du parti de Marine Le Pen, qui sera certainement, il faut le craindre, une source d’inspiration pour les partis de gouvernement, prompts à reprendre à leur compte plusieurs de ses orientations et propositions en période électorale.

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