Chantage ou corruption à propos d’un livre visant le roi du Maroc ? Vous vous souvenez des deux premiers épisodes ? Episode 1 dans les médias : des accusations de chantage étayées par des enregistrements et un protocole financier. Puis à l’épisode 2, des interviews des deux journalistes reconnaissant un accord à 2M€, mais disant être tombés dans un piège (voir ici mon analyse de l'épisode 2).
La bataille de communication se poursuit. Dans le 3ème épisode qui nous a été proposé du 3 au 6 septembre, le Maroc repart à l’offensive à travers des articles dans Le Monde et Le JDD. Des enregistrements continuent de fuiter. Le JDD continue dans l’accusation de chantage. Libération et Mediapart tiennent un autre son de cloche. Quelle stratégie de communication pour le Maroc ? Et comment le JDD devance les désirs du roi ?
Nécessité pour le Maroc de remettre son récit dans les médias
Le Maroc veut reprendre la main dans la communication après les interviews des deux journalistes. Ceux-ci sont coupables moralement d’avoir monnayé pour 2M€ la non-publication d’un livre. Pour autant, sont-ils pénalement coupables de chantage ou sont-ils victimes d’un coup tordu du Maroc ? Aux yeux des médias et de l’opinion, le Maroc pourrait basculer du statut d’accusateur et de victime au statut de suspect, voire de coupable. Pour éviter cela, il doit remettre son récit et ses preuves de chantage dans les médias.
Une communication construite sur deux exclusivités
La stratégie de communication du Maroc repose sur deux exclusivités. La première exclusivité est donnée au Monde et paraît le 3 septembre sous le titre « Le Maroc maintient qu’il y a eu ‘chantage’ de la part des journalistes français ». Elle concerne « la version défendue par la partie marocaine des rendez-vous entre Eric Laurent et l’avocat Hicham Naciri ». La source est « une source proche du palais royal, très au fait du dossier et ayant accès aux procès-verbaux des gardes à vue et des premières comparutions ».
La seconde exclusivité est donnée au JDD qui avait déjà révélé, le 30 août, « des enregistrements clandestins accablants pour les deux journalistes mis en examen » (voir ici). Elle paraît le 6 septembre sous le titre « Chantage contre le Maroc : autopsie d’une ‘tentation’ ». Elle concerne l’enregistrement du dernier rendez-vous, celui du 21 août qui avait duré plusieurs heures.
Crédibiliser son avocat et disqualifier Catherine Graciet
En complément de ces deux gros morceaux, le Maroc veut crédibiliser la parole de son avocat, Hicham Naciri. Le 5 septembre, Le Monde publie un long portrait dont il ressort que Hicham Naciri est un avocat d’affaires habile à qui tout réussit et qui, selon Catherine Graciet, aurait usé à son encontre « de techniques de manipulation mentale propres à un agent secret ». Selon les avocats marocains cités par Le Monde, Hicham Naciri est « un modèle pour nous » et « le meilleur d’entre nous ».
Le Maroc a probablement noté les témoignages positifs de journalistes sur Catherine Graciet. Peut-être ne voulait-il pas laisser s’installer l’idée que Catherine Graciet était une journaliste d’investigation appréciée de ses pairs. Quoi qu’il en soit, plusieurs médias marocains (Atlas Info, Aujourd’hui le Maroc, Femmes du Maroc) ont fait état de précédentes tentatives de chantage attribuées à Catherine Graciet.
Equilibrisme du Monde… qui reprend aussi quelques arguments du Maroc
Le Monde, qui a eu des relations compliquées avec le Maroc, semble chercher à retrouver un équilibre après avoir ouvert ses colonnes à une longue interview d’Eric Laurent. Il pose lui-même le contexte de l’exclusivité qui lui a été donnée : « le sommet de l’Etat marocain a pris connaissance des dénégations d’Eric Laurent dans Le Monde […]. Et la partie marocaine attaque de plus belle ».
Le titre de l’article est factuel et neutre. Il reprend entre guillemets le mot « chantage » qui est attribué au Maroc. Avant le récit de la partie marocaine, Le Monde prend soin d’indiquer que « [les] déclarations [de l’avocat] sont plus audibles que celles du journaliste. L’enregistrement, aux mains de la justice française, est en cours de nettoyage et d’optimisation pour établir quels ont été les propos exacts d’Eric Laurent ». Il avertit à mots couverts : la suite de l’article est à prendre avec des pincettes. A la fin du récit, Le Monde se défait de sa posture d’équilibre et de neutralité lorsqu’il reprend à son compte deux arguments de la partie marocaine sous l’intertitre « Deux failles dans le récit du journaliste ».
« Chantage contre le Maroc » : Le JDD a choisi son camp.
Le JDD ne s’embarrasse pas, lui, d’équilibre et de neutralité. Il poursuit dans la ligne adoptée le 30 août et fait sienne l’accusation marocaine de chantage. Dans ses titres du 6 septembre, il nomme cette affaire « Chantage contre le Maroc », comme si le chantage était déjà établi. C’est le mot « tentation » qu’il met entre guillemets puisqu’il s’agit de la version des journalistes.
Le JDD fait le récit du long rendez-vous du 27 août : « Une pièce en quatre actes où deux journalistes dévoyés finissent en garde à vue ». Il égrène son récit d’éléments positifs sur Hicham Naciri (« à lire ces lignes, l’avocat ferait un comédien hors pair ») et d’éléments à charge contre les journalistes (« drôle de dialogue de la part des journalistes censés obtenir des informations pour leur livre »).
Dans l’article accompagnant ce « dialogue de pièce de théâtre », il enfonce un coin entre Eric Laurent et Catherine Graciet, puis reprend à son compte un autre argument de la partie marocaine. Surtout, le JDD disqualifie le travail des deux journalistes – ce qui a dû faire le bonheur du roi du Maroc et de sa cour : « L’enquête démêlera peut-être [la part de bluff ou d’informations véritables. Les éventuelles parts d'ombre ou de vérité dans une enquête qui, elle, du coup, est déjà partie dans la poubelle du journalisme ».
Réalité grise et éléments troublants dans Libération et Mediapart
Face au Monde, au JDD et à la stratégie de communication du Maroc, Libération et Mediapart apportent un autre son de cloche, après avoir eu accès à des procès-verbaux et aux dépositions des deux journalistes pendant leur garde à vue. Mediapart parle ainsi « d’une réalité assez grise, pour partie ténébreuse, où l’opportunisme machiavélique du palais chérifien semble avoir rencontré la fragilité de deux auteurs de livres ayant perdu leurs repères éthiques et déontologiques ».
Plusieurs éléments sont troublants lorsqu’on lit les articles de Libération et de Mediapart après ceux du Monde et du JDD. Ils invitent à la prudence et au respect de la présomption d’innocence car, comme l’écrit Libération, « si moralement le comportement des journalistes apparaît inadmissible et indéfendable, pénalement c’est une tout autre affaire ».
On peut ainsi lire dans Libération du 5 septembre que le fameux dialogue sur les 3 M€, qui a été cité, mot pour mot, par de nombreux médias, est en fait inaudible dans l’enregistrement dont dispose la justice. Ou encore que l’avocat Hicham Naciri a déclaré aux policiers : « je reconnais que le fichier a été "travaillé" afin d’en améliorer la qualité ». Pourquoi ces informations sont-elles absentes du JDD du lendemain ?
Et hop, à la poubelle du journalisme !
Mediapart raconte que « l’avocat du roi voulait à tout prix voir les documents des journalistes ». Il cite une réponse qui lui a été faite par Catherine Graciet : « je tiens à préciser, sans révéler mes sources, que les informations dont nous disposons sont apocalyptiques pour le famille royale ». Qu’elles soient ou non apocalyptiques, nul ne doute que Mohammed VI désire mettre ces informations « dans la poubelle du journalisme ». Force est de constater que Le JDD devance les désirs du roi dans cette affaire.
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