Électrohypersensibilité - Désinformation et emballement médiatique autour d'une décision de justice - Mediapicking
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Électrohypersensibilité - Désinformation et emballement médiatique autour d'une décision de justice

Dernière actualisation : 16/11/2015, 12:00

Un tribunal de Toulouse a rendu le 8 juillet 2015 une décision accordant une prestation de compensation de handicap à une femme de 39 ans se disant électrosensible. Un emballement médiatique annonçant la « reconnaissance officielle » des dangers des ondes de la téléphonie mobile aura lieu le 25 août, après reprise par l’AFP d’un communiqué de l’association Robin des Toits.

Depuis, articles et reportages continuent de tomber. Ainsi, dans l’émission 66 Minutes du 18 octobre sur M6 (à partir de la 45e minute), un reportage fait témoigner cette femme, le médecin qui a réalisé l’expertise judiciaire et deux autres personnes se disant électrosensibles. C’est clairement la thèse de ses témoins, appuyée par un entretien avec le Professeur Belpomme que le reportage choisit : l’exposition aux ondes radio serait la cause des symptômes. Peu importe que cette thèse soit sans fondement scientifique et qu’elle soit rejetée par l’ensemble des agences publiques d’expertise à travers le monde. L’autorité des témoins qui souffrent est, ici, terriblement plus forte que la science. 

Prenons quelques instants pour analyser les ingrédients de cette vague médiatique du 25 août. Tous deux ont allègrement mélangé informations biaisées, incomplètes et erronées, créant artificiellement une « controverse entre experts » là où le consensus scientifique semble plutôt bien établi.

Les faits : une décision en juillet du TCI de Toulouse

Le 8 juillet 2015, le tribunal du contentieux de l’incapacité de Toulouse (TCI) se prononce sur un recours posé par une patiente de 39 ans relatif à une décision datant du 24 septembre 2013 qui lui avait attribué un taux d’incapacité de 50 %. Ce taux, jugé trop bas par l’intéressée, ne lui permet pas de bénéficier de l’allocation « adultes handicapés ». Après avoir demandé une expertise médicale, le TCI de Toulouse décide de porter ce taux à 85 % et demande que soit accordée rétroactivement l’allocation d’adulte handicapé pour la période 2013-2015.

La décision du TCI de Toulouse s’appuie sur une expertise demandée au Docteur Pierre Biboulet, médecin généraliste dans l’Ariège. Ce dernier, dans ses conclusions, évalue le handicap à 85 % et recommande la mise en place d’une prestation de compensation. Conclusions qui seront reprises par le tribunal. Mais dans l’exposé de ses motifs, le médecin attribue la cause du handicap à la présence des ondes électromagnétiques.

1 association + 1 dépêche AFP = 1 emballement médiatique

L’annonce du jugement, début juillet, est passée presque inaperçue. Juste quelques entrefilets dans la presse. L’emballement se produira le 25 août suite à une dépêche de l’AFP qui reprend un communiqué de l’association Robin des Toits. Sous le titre « Première reconnaissance d'un handicap dû à l'électrosensibilité en France », l’AFP met en avant la responsabilité des ondes électromagnétiques. Elle cite, plusieurs fois, Etienne Cendrier, porte-parole de Robin des Toits qui déclare notamment : « cette reconnaissance par la justice est une grande première en France » et « la justice - comme souvent - est en avance sur les politiques ». La science a disparu. La tonalité est donnée. Reprenant cette dépêche, de nombreux médias mettent en avant une « reconnaissance officielle » du syndrome de l’électrosensibilité, décision « qui pourrait faire jurisprudence ». Le reportage de M6 en octobre est une ultime retombée de cette déferlante.

Des médias qui occultent les connaissances scientifiques…

Des médias rendent compte d’une décision de justice, quoi de plus normal. Le problème, c’est quand plusieurs informations-clé sont occultés.

D’une façon générale, la justice est supposée dire le droit, et non la science. S’il arrive qu’elle se prononce en faisant référence à des allégations scientifiques fausses, elle ne les transforme pas pour autant en vérité scientifique. Dans le cas présent, le tribunal s’est prononcé sur le handicap, il n’a pas donné de validation scientifique de la cause alléguée ;

L’état de la connaissance sur l’électrohypersensibilité, tel qu’exprimé par l’ensemble des agences sanitaires et organismes scientifiques (cf. positions de l'OMS et, en France, de l'ANSES) est sans ambiguïté : les personnes qui se disent électrosensibles souffrent réellement ; mais elles sont victimes d’un syndrome dont aucun lien n’a jamais pu être établi avec les ondes émises par les équipements de la téléphonie mobile, du Wifi ou de tout autre émetteur présent dans l’environnement quotidien. Plus de quarante études ont cherché à confirmer les propos des personnes se disant électrosensibles, à savoir leur capacité à détecter la présence d’un champ électromagnétique. En vain : en double aveugle, il leur a été impossible de déterminer si un champ était activé ou non.

… et qui occultent aussi les politiques publiques

Depuis 2012, il existe, en France, 24 consultations spécialisées en milieu hospitalier, réparties sur l’ensemble du territoire national. Ces consultations proposent aux personnes se disant électrosensibles une prise en charge conforme aux connaissances acquises et aux recommandations des agences sanitaires, loin de tous les aspects militants qui entourent la question des ondes électromagnétiques et loin des charlatans qui profitent de la vague médiatique pour proposer des thérapies douteuses ou des gadgets sans effets. Elles ont pour objectif de leur permettre autant que possible un retour à une vie normale par une prise en charge personnalisée et non de les isoler encore plus.

Expertise judiciaire : qui, quoi, comment?

Revenons sur le jugement du TCI de Toulouse. Celui-ci se prononce sur le taux d’incapacité, et non pas sur la cause du handicap. L’expertise judiciaire est requise sur le taux d’incapacité. C’est l’expert judiciaire qui ajoute le lien de causalité dans son rapport. D’une façon générale, l’expertise judiciaire n’obéit pas réellement à des règles de sélection scientifique. Pour devenir expert, il faut faire acte de candidature avec un curriculum vitae, un extrait du casier judiciaire et une copie certifiée conforme des diplômes présentés à l’appui de la demande, ainsi qu’une liste de travaux déjà effectués dans la spécialité concernée. C’est le procureur de la République près le tribunal de grande instance qui instruit la demande.

Pour l’affaire jugée par le TCI de Toulouse, c’est un médecin généraliste de l’Ariège, le Docteur Pierre Biboulet, qui a été retenu. Il n’a aucune compétence spécifique sur le sujet de l’électrosensibilité, aucune publication, aucune référence et ne fait état d’aucun travail en la matière. Ceci n’aurait pas dû pas l’empêcher de se référer à l’état des connaissances. Normalement, mais pas dans le cas présent.

C’est en ces termes que le médecin explique sa démarche dans Sciences et Avenir : « Je suis allé à la rencontre de Marine Richard, dans ses montagnes ariégeoises, en zone blanche, et je l’ai longuement écoutée. Nous sommes restés plus de 3 heures ensemble et elle m’a convaincu qu’elle était malade ». Quant au lien avec les ondes électromagnétiques, aucun test n’est rapporté, juste une « longue écoute » dans un « esprit humaniste ». Le médecin déclare ainsi à M6 : « je n’ai pas fait de test spécifique ». L’expertise a été réalisée « sur la foi des déclarations de Marine Richard ».

Une expertise judiciaire qui refait la science

Cela n’empêche pas le Docteur Biboulet d’affirmer dans son rapport remis au tribunal que « la description des signes cliniques est irréfutable » et « la symptomatologie disparaît dès que les causes sont éliminées ». Toujours sur la seule base d’un entretien, l’expert ajoute : « en milieu protégé [zone dite « blanche »] le handicap est nul, en milieu hostile il peut atteindre 100 % ». Pour lui, la cause ne fait pas de doute : « syndrome d’hypersensibilité aux ondes électromagnétiques », même s’il reconnaît que ce syndrome « ne fait pas partie de données acquises, avérées, de notre système de santé français ». Quant aux remèdes, pour l’expert, « il n’existe pas à ce jour de traitement spécifique et définitif de cette pathologie hormis l’isolement dans des zones blanches – déjà reconnues et répertoriées en France – ou dans des bâtiments spécifiques ».

À quoi bon des agences de santé, des expériences en double aveugle, un corps de connaissance scientifique à l’échelle internationale, quand trois heures d’entretien avec un médecin généraliste inscrit sur les listes d’expertise d’un tribunal suffiraient à prouver que les ondes radio rendent malade ?

Autopsie d’un emballement médiatique

Alors, pourquoi cet emballement et ces informations biaisées ou erronées ? L’AFP a joué un rôle important. En reprenant sans réelle distanciation un communiqué associatif, en n’évoquant pas de façon sérieuse l’état des connaissances scientifiques, l’agence a privilégié l’émotion et le sensationnel. Elle n’a pas réellement joué son rôle consistant à délivrer une information de base, complète et documentée. Mais il faut aussi souligner, une fois de plus, l’absence de distance de la plupart des grands organes de presse qui se sont souvent contentés de reproduire, en l’adaptant à peine, la dépêche de l’AFP, sans prendre le temps d’une analyse de fond.

Rares sont ceux qui auront su garder la tête froide et rappeler ces éléments. Citons néanmoins la revue Que Choisir, déjà auteur d’une analyse approfondie et pertinente de ce sujet, ainsi qu’un article publié sur le site Contrepoints.

D’importantes voix scientifiques et médicales se sont élevées en réponse à cette vague de désinformation. Citons en particulier l’Académie nationale de médecine ou encore Jean-François Doré, coordinateur des rapports de l'ANSES « Radiofréquences et Santé ».

Le respect des patients, de leur souffrance, et celui du public ne passe-t-il pas d’abord par une information sérieuse et complète, loin de l’instrumentalisation, voire de la mise en scène, de l’émotion ?

 

Retrouvez d'autres informations sur ce sujet dans le site de l'Association Française pour l'Information Scientifique (AFIS) et dans sa revue Science et Pseudo-Sciences.

 


Cette analyse de Jean-Paul Krivine a été proposée à Mediapicking par l'AFIS. Joël Amar, fondateur de Mediapicking, a travaillé comme consultant pour les opérateurs télécoms sur des sujets relatifs aux ondes radio de mars 2003 à décembre 2014. Depuis janvier 2015, il n’a aucun lien professionnel avec les opérateurs télécoms et leur association, la FFTélécoms.

 

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