« La vérité sur le cancer du sein ». L’Obs du 8 septembre 2016 (en partenariat avec France Info) nous promet en couverture des « révélations sur une crise sanitaire ». Pour ce faire, la parole est donnée à André Cicolella, présenté comme exerçant la « profession » de « lanceur d’alerte » et étant devenu le « cauchemar des industriels et des pouvoirs publics ».
La thèse est la suivante : le nombre de cancers du sein exploserait à travers le monde. En France, il aurait plus que doublé entre 1980 et 2013. Cette « croissance spectaculaire » daterait depuis « au moins… 1950 ». Les « substances chimiques qui se trouvent dans notre environnement » en seraient la cause que l’on voudrait occulter.
Une alerte sanitaire par un expert en alerte
L’alerte est lancée et un scandale sanitaire nous est révélé : les autorités ne prendraient pas la mesure du fléau. Pour preuve : la dernière brochure de l’Institut national du cancer qui met en cause « la consommation de tabac, l’alcool, le travail de nuit et, un peu, la surcharge pondérale » mais « ne dit rien sur les substances chimiques qui se trouvent dans notre environnement ».
Remarquons que « l’alerte » passe par un livre, un hebdomadaire, une radio du service public, mais par aucune publication scientifique évaluée par les pairs. Elle est initiée par André Cicolella, chimiste et toxicologue et présenté sur la page Wikipédia qui lui est consacrée comme menant des recherches « notamment [sur] l’étude de la relation environnement – cancer ». Mais, parmi ses 22 publications identifiées dans la base Pubmed (principale base de données des publications médicales), dont une a été rétractée, aucune en dehors du papier rétracté, ne porte sur le cancer.
Au vu du faible nombre et du sujet de ses publications, son expertise ne peut guère être invoquée. S’appuie-t-il sur des données de la science établies par ailleurs ? Elles semblent en réalité ignorées ou mal comprises. Examinons en détail les arguments avancés et confrontons-les aux données scientifiques acquises.
En France, pas "d’explosion" mais… une baisse de la fréquence depuis 2004
En France, depuis 2004, à taille de population égale et à âge égal, la fréquence du cancer du sein diminue (figure 1). Si le nombre augmente, c’est parce que la population augmente et aussi parce qu’elle vieillit.
Si le nombre de cancers du sein diagnostiqués chaque année en France a bien augmenté de 21.000 à 49.000 entre 1980 et 2012, la moitié de cette augmentation est due à l’accroissement et au vieillissement de la population. Le taux pour 100.000 standardisé sur l’âge (c’est à dire en « gommant » les effets du vieillissement et de la croissance de la population) est passé de 76 à 133 entre 1980 et 2004, puis est redescendu à 118 en 2012.
Les données d’incidence utilisées ont comme source les hospices civils de Lyon et l’association des registres de cancer. Les hospices civils extrapolent à la France entière les données observées dans les registres départementaux qui couvrent aujourd’hui 20 % de la population. Ces données sont en ligne sur le site de l’Institut de veille sanitaire (qui s’appelle Santé Publique France depuis son regroupement avec l’INPES -Institut national de prévention et d’éducation pour la santé- en 2014).
Les causes établies de cancers du sein
Que savons-nous des causes du cancer du sein ? De très nombreuses études s’y sont intéressées, dont "Breast cancer risk factors” de Cancer Research UK, "The causes of cancer in France” de P. Boffetta et al. et “Proportion of premenopausal and postmenopausal breast cancers attributable to known risk factors : Estimates from the E3N-EPIC cohort” de L. Dartois et al.
On parle beaucoup des facteurs génétiques, parce qu’ils augmentent énormément le risque, mais ils n’expliquent qu’un très petit nombre de cas. On estime que, pour 1000 cancers du sein, vingt-deux seront dus à une mutation des gènes BrCa1 ou BrCa2 et onze seront dus à des mutations d’autres gènes dont TP53, PTEN, LKB1 et CDH1 (cf. “Two Decades After BRCA: Setting Paradigms in Personalized Cancer Care and Prevention” de J. Fergus Couch et al. dans Science, 28 Mar 2014). La plupart des cancers du sein surviennent donc en dehors de tout contexte génétique (cf. “Preventable Incidence and Mortality of Carcinoma Associated With Lifestyle Factors Among White Adults in the United States” de Mingyang Song et al.).
Les causes exogènes identifiées et sur lesquelles on peut en principe agir sont la consommation d’alcool, le traitement hormonal de la ménopause, l’inactivité physique, les contraceptifs oraux, l’obésité et le surpoids, et le tabac. Le risque de cancer du sein est aussi augmenté par certaines caractéristiques de la vie reproductive : la nulliparité (femmes qui n’ont jamais eu d’enfant), un âge élevé au premier enfant, un petit nombre d’enfants ou une durée d’allaitement courte ou inexistante.
Les autres causes identifiées (cf. "Breast cancer risk factors") et sur lesquelles on ne peut pas agir sont la taille, l’âge aux premières règles ou le fait d’avoir une maladie bénigne du sein.
Pas d’éléments pour mettre en cause les substances chimiques
Contrairement à ce qu’affirme André Cicolella, les liens entre environnement et cancer du sein ne « crèvent » pas « les yeux », si l’on entend par « environnement » autre chose que les causes identifiées plus haut. Il n’y a pas, aujourd’hui, de preuve que les expositions aux bisphénols, aux phtalates, aux parabènes, au PCB, etc. augmentent le risque de cancer du sein.
André Cicolella, dans son entretien à L’Obs, ne met en avant qu’une seule étude scientifique: “DDT Exposure in Utero and Breast Cancer” de B. Cohn et al. Elle porte sur l’exposition in utero au DDT et a été menée par une équipe américaine en 2015. La relation entre l’exposition des femmes au DDT et le risque de cancer du sein a été analysée dans de nombreuses études.
Plusieurs méta-analyses (cf. “Exposure to Dichlorodiphenyltrichloroethane and the Risk of Breast Cancer: A Systematic Review and Meta-analysis” de JH Park et al. et "DDT/DDE and breast cancer: a meta-analysis” de SZ Ingber et al.) ont examiné l’ensemble des publications et toutes ont conclu que les données disponibles ne montrent pas que l’exposition au DDT augmente le risque de cancer du sein.
Une méta-analyse (“Blood levels of organochlorine residues and risk of breast cancer” de Wolff MS, Toniolo PG, Lee EW et al.) a notamment étudié le rapport des risques de cancer du sein chez les femmes exposées et non exposées (RR – risque relatif) en fonction de l’année de publication du dernier article pris en compte. Plus l’étude prend en compte les résultats récents, et moins elle met en évidence de risques (voir figure 2).
En d’autres termes, le lien DDT in utero et cancer du sein apparaît peu vraisemblable et doit être considéré comme un probable faux positif sauf s’il est confirmé par une étude indépendante.
La "preuve" par le Bhoutan
À défaut d’une littérature scientifique à l’appui de ses propos, André Cicolella fait une curieuse démonstration en comparant l’incidence des cancers du sein au Bhoutan à celle des pays développés en Europe.
Dans ce petit pays montagneux à l’Est du Népal, le cancer du sein toucherait vingt-deux fois moins qu’en Belgique, pays qui a « peu ou prou la même surface » mais « qui a le plus fort taux de cancers du monde ». Explication : « aujourd’hui encore, [le Bhoutan est] un pays dont l’agriculture n’est pas industrialisée, donc dénuée de pesticides chimiques ; il n’y a pas de feu rouge dans la capitale, pas de pollution atmosphérique ».
Bref, davantage de pesticides en Belgique ou en France qu’au Bhoutan, davantage de cancers du sein… donc… voilà le coupable ! Outre qu’une corrélation ne fait pas une causalité (il y a aussi plus de feux rouges à Paris que dans la capitale du Bhoutan et il ne viendrait à l’idée de personne d’accuser les feux rouges), l’analyse est intéressante à creuser.
Cancers du sein : +29% au Bhoutan entre 1990 et 2013
Tout d’abord, André Cicolella juge « le système de santé du Bhoutan de bonne qualité et ses données sanitaires fiables » alors que l’OMS constate l’absence de registres de cancer, l’absence de données de mortalité, l’absence de dispositif de suivi et de contrôle du cancer (cf. Cancer country profile, Bhoutan), malgré les efforts reconnus pour améliorer son système de soins. Les chiffres pour ce pays, basés sur des estimations, sont donc très fragiles.
Examinons cependant les données produites par le projet Global Burden of Disease qui rassemble plus de 1000 collaborateurs à travers le monde et élabore des statistiques de morbidité et de mortalité pour 188 pays. Au Bhoutan, on constate une augmentation de 29 % du nombre de cancers du sein entre 1990 et 2013, en « isolant » l’effet âge et taille de la population alors qu’en Belgique, il est relevé… une diminution de 5,27 %.
Au Bhoutan, une augmentation assez logique
On s’attend en effet à une augmentation du nombre de cancers au niveau mondial, nombre qui pourrait atteindre 3,2 millions de nouveaux cas par an en 2050 selon une étude de 2012 (cf. “The descriptive epidemiology of female breast cancer : An international comparison of screening, incidence, survival and mortality” de R. Danny et al.).
Mais si on laisse de côté l’augmentation de la population et son vieillissement qui rendent compte d’une partie de l’augmentation, c’est dans les pays moins développés qu’il faut rechercher l’explication "avec l’augmentation de l’espérance de vie couplée à l’adoption d’un mode de vie plus “occidentalisé”, impliquant une plus grande consommation d’alcool, moins d’activités physiques et un âge plus reculé pour les grossesses". Rappelons à ce propos que l’espérance de vie au Bhoutan est passée de 37 ans en 1960 à 69,4 ans en 2014 (alors qu’elle est de 80,9 en Belgique en 2014).
Le danger des fausses alertes
Il est vraiment dangereux de propager des idées fausses, car la population ne peut plus alors faire des choix éclairés. Elle pourrait, par exemple, croire que la pollution augmente tellement les risques de cancer que ce n’est pas la peine d’arrêter de fumer, alors que le tabac tue un consommateur régulier sur deux.
Les fausses alertes peuvent aussi influencer les politiques de santé publique dans de mauvaises directions. Une politique de santé publique doit se déterminer sur la base de faits, de chiffres validés, de publications scientifiques évaluées. Pas sur des scoops médiatiques et des allégations non reliées à la littérature scientifique. Enfin, le risque des fausses alertes, c’est de diminuer la portée des vraies alertes, qui sont, elles, basées sur des faits scientifiques avérés.
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