David Pujadas apprend son éviction du JT de F2 le 17 mai. Ce jour-là, Michel Field, directeur exécutif de l’information de France Télévisions, publie dans Libération une tribune intitulée « Médias et politique : une urgence démocratique ». Il démissionne le 22 mai. Difficile de ne pas voir un lien entre les deux événements du 17 mai, l’éviction et la tribune.
L’urgence démocratique passerait donc par une nouvelle incarnation de l’information à la télévision publique. Etonnamment, Michel Field n’écrit rien qui puisse suggérer ce raccourci. Il n’anticipait probablement pas qu’il serait, lui aussi, emporté par ce renouvellement.
Dans son texte pour Libération, Michel Field expose des réflexions qui se sont imposées à lui « au sortir d’une élection présidentielle inédite et improbable ». Si le limogeage et l’annonce du 17 mai furent maladroits et brutaux, le texte est, lui, plutôt creux et convenu au regard de la présidentielle que nous venons de vivre. Il pose de nombreuses questions, souvent pertinentes, mais apporte peu de réponses.
Sans chercher à tirer sur une ambulance, la tribune de Michel Field appelle plusieurs remarques.
Une tribune sur la confiance à rétablir
Entre l’élection présidentielle et sa démission de France Télévisions, Michel Field pense que « un sérieux examen (auto)critique est nécessaire pour refonder une nouvelle donne démocratique entre médias et politiques d’une part, médias et citoyens d’autre part ». Il fonde cette conviction sur trois leçons qu’il tire de la présidentielle, puis sur trois défis que les médias auraient, selon lui, à relever.
Il termine par un double plaidoyer, personnel et pro domo : « pour ma part, j’ai proposé aux journalistes de France Télévisions de réfléchir ensemble à ces thématiques, en tirant le bilan critique de ce que fut notre traitement de la campagne » ; puis, le service public de l’information a la capacité et la volonté « d’être un élément actif du débat public » et de « rétablir […] un rapport de confiance avec ses téléspectateurs ».
Michel Field n’avait probablement pas anticipé que les rédactions de France Télévisions n’avaient aucune envie d’un bilan critique. Et de toute évidence, il a mené la réflexion à la vitesse de l’éclair puisqu’il en donne la conclusion, dix jours seulement après le second tour !
Trois leçons à tirer, trois défis à relever
Pour la clarté de mon propos, je reprends ici les leçons, puis les défis énoncés par Michel Field.
« L’essor foudroyant des réseaux sociaux n’a pas entamé la prédominance des médias traditionnels, notamment de la télévision ». « Les rapports entre politiques et médias auront été marqués par une violence inédite ». « Ce dérèglement démocratique intervient dans un contexte de double crise de confiance de nos concitoyens, envers leurs représentants politiques, mais aussi envers les journalistes et les médias ».
Chaque défi est, lui, introduit par une question. « Comment ‘rendre visibles les invisibles’ ? » « Y a-t-il une ‘idéologie spontanée’ du journalisme aujourd’hui qui présuppose les réponses aux questions qu’il pose ? » « N’abuse-t-on pas de ce ‘journalisme incarné’ où le reporter met en scène son investigation ou son questionnement ? »
Crise de confiance: quelles conséquences?
Tout d’abord, le cadre général. Oui, la France souffre d’une crise de confiance, mais celle-ci n’est ni contextuelle, ni conjoncturelle. Elle est profonde, ancienne et mondiale. Il suffit ici de lire trois études annuelles, le Trust Barometer conduit dans 28 pays par Edelman, le Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF et l’étude sur la confiance des Français dans les médias, réalisée par Kantar pour La Croix.
Les dernières éditions de ces études ont été publiées début 2017. Seuls 25% des Français font confiance aux politiques et seuls 33% des Français font confiance aux médias. Si l’on considère uniquement la télévision, seuls 41% des Français pensent que les choses se sont passées telles que celle-ci les raconte. Depuis l’an 2000, ce résultat n’a dépassé 50% qu’à deux reprises, en 2001 (51%) et en 2015 (57%).
Difficile de parler d’urgence en mai 2017 à propos d’une défiance qui existe depuis longtemps et partout dans le monde. Difficile, donc, de voir la crise de confiance comme une leçon de la présidentielle, sauf à voir le grand renouvellement politique comme une conséquence de cette crise. Sauf à conclure, aussi, que le renouvellement doit concerner les médias.
Mais Michel Field ne va pas sur ce terrain, à la différence de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, qui l’invoquera plus tard pour justifier l’éviction de David Pujadas.
"Violence inédite" des rapports entre politiques et médias
Michel Field traite des rapports entre médias et politiques, mais au fil de sa tribune, il parle de trois choses bien distinctes : l’ensemble des médias incluant les réseaux sociaux, la télévision et « le service public de l’information ». Un propos resserré à la seule information à France Télévisions aurait évité des généralités.
C’est, pourtant, de façon générique que Michel Field évoque des rapports d’une « violence inédite » entre politiques et médias, comme si cette violence se manifestait dans les deux sens, comme si elle était le fait de tous les politiques et comme si elle ciblait indistinctement tous les médias.
La violence de certains politiques à l’encontre de journalistes est ancienne. Ce qui la rendrait inédite en 2017, c’est que François Fillon et une partie des Républicains se sont mis, eux aussi, à confondre journalistes et punchingballs. Comme si la violence des deux camps extrémistes faisait partie du paysage et comme s’il était possible de s’en accommoder.
La solution de Michel Field est un peu courte : des rencontres entre responsables politiques et médiatiques « pour que les leçons soient tirées en commun de tous ces dérapages, afin d’éviter qu’ils se reproduisent à l’avenir ». On n’ose imaginer les réunions avec Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et leurs soutiens…
L’impasse sur médias et système
Au titre des leçons de la présidentielle, Michel Field aurait pu évoquer un point commun à tous les candidats : la référence omniprésente à un « système » dont feraient partie les chaînes TV et leurs journalistes. Rejet, refus, opposition… la quasi-totalité des candidats étaient anti système ou hors système. Etonnamment, le système est, lui aussi, absent de la tribune de Michel Field.
Il y avait, pourtant, matière à souligner ici un paradoxe. Les candidats et autres acteurs politiques qui sont anti système ou hors système ont, eux-mêmes, besoin du système pour dénoncer le système. Sans l’audience que leur procurent les différents formats télévisuels, ils seraient, en effet, dans l’incapacité de mettre en scène leur opposition au système ou leur positionnement hors système.
Qu’est-ce qu’être visible et invisible à la télévision?
Les défis indiqués par Michel Field sont, eux aussi, étonnants. « Rendre visibles les invisibles » reviendrait à faire de la télévision le miroir de notre société, sans ligne éditoriale, ni hiérarchie de l’information, en créant un droit à apparaître dans l’écran et en nourrissant d’immenses frustrations face à l’impossibilité d’une telle tâche.
La formule est maladroite pour plusieurs raisons. A partir de quand est-on visible ? Et qui est ce « on » ? Une région ? Une ville ? Une profession ? Une communauté ? Ceux qui pensent comme moi ?... Et qui rendre invisibles pour que d’autres deviennent visibles ? Selon quels critères ? De toute façon, tous ceux qui se sont créés une bulle sur Facebook penseront toujours qu’ils sont invisibles à la télévision.
Des interrogations déconnectées de la présidentielle
Michel Field va au-delà de la visibilité et met en cause le regard porté par les journalistes. Il s’interroge ainsi sur une « idéologie spontanée » des journalistes et sur « l’absence d’approche contradictoire », aboutissant à une vision monolithique du monde. Oublierait-il que deux des quatre principaux candidats à la présidentielle avaient des projets extrémistes, incluant par exemple la sortie de l’euro ? Regrette-t-il que des journalistes de France Télévisions ne se soient pas approprié ce projet ?
Enfin, Michel Field s'interroge sur le « journalisme incarné » et sur la mise en scène de l’investigation. Son propos fait penser à l’émission Cash Investigation. Il a été analysé comme une critique voilée de la séquence « L’œil du 20 heures », mise en place par David Pujadas. Le questionnement peut surprendre car les dossiers de l’émission et de la séquence sont rarement politiques.
La campagne présidentielle offrait, pourtant, matière à investigations, ne serait-ce qu’avec les affaires d’emplois fictifs de Pénélope ou au FN. Mais ce sont d’autres médias qui les ont réalisées, n’en déplaise à Michel Field qui se complait à écrire : « le service public est le seul à avoir la totale liberté d’enquêter ». Et puis, l’investigation, c’est bien joli, mais à un moment, il faut en assumer les conclusions, quitte à qualifier de menteur un menteur et de voleur un voleur.
Comment perdre la confiance de ses propres journalistes
Relever ces trois défis permettrait, selon Michel Field, de « retrouver et fortifier le lien social et la confiance de nos concitoyens avec leurs grands médias ». Il est méritoire de vouloir rétablir la confiance avec les téléspectateurs car, au-delà des « motifs de satisfaction » présents dans cette tribune, Michel Field reconnait implicitement que la confiance s’est dégradée, voire a disparu.
Il est, en revanche, contreproductif de vouloir rétablir cette confiance lorsqu’on se prive de la confiance de ses journalistes à travers le limogeage surprise de leur porte-drapeau. Dans le cas de Michel Field, cela s’avèrera suicidaire. Il est vain de croire que vos collaborateurs vous feront confiance parce que vous écrivez dans une tribune que vous leur faites confiance. Nul besoin d’invoquer la grande crise de confiance qui frappe la planète pour arriver à ce résultat.
Après un texte aussi creux et convenu, Libération a-t-il cherché à se rattraper en publiant le 20 mai une interview de Barbie Zelizer, une universitaire américaine spécialiste de la communication et auteur en 2017 du livre « What journalism could be » ? L’interview est intitulée : « si l’ère Trump est un défi pour la profession de journaliste, c’est aussi une grande opportunité de changement ». Le lecteur en quête d’analyses vivifiantes sur le journalisme s’y reportera avec délice.
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