Vous avez été choqués par la photo d’Aylan mort sur une plage ? Moi aussi. Les médias ont donc remis les réfugiés en « une ». Le 4 septembre, Le Figaro, Le Monde et Libération ont, chacun, consacré leur « une », leur édito et plusieurs doubles pages à cette crise. Je sors de cette lecture avec un goût amer. Il y a, bien sûr, la vision d’un enfant mort et le récit de sa courte vie tragique. Mais le goût amer vient aussi des postures, impuissances et aveuglements qui ressortent des éditos et des articles.
Des discours construits sur des oppositions
Ce qui ressort en premier, ce sont les oppositions qui traversent les discours et les médias lorsqu’on parle des migrants ou des réfugiés. Elles sont nombreuses suite aux photos d’Aylan mort. Il y a « eux » d’un côté face à « nous » de l’autre, leurs peurs face à nos peurs, leurs identités face à nos identités. Les articles parlent souvent de leurs histoires et de nos problèmes.
Au-delà de ce clivage et si je me concentre uniquement sur « nous », il y a l’opposition entre la morale et la politique, l’émotion et la raison, l’ouvert et le fermé, l’humain et l’inhumain, l’urgence et le long terme, les Etats et l’Europe, les photos d’individus et les chiffres allant du millier au million. « On ne fait pas de bonne politique sur de l’émotion », dit ainsi Jérôme Fenoglio dans l’édito du Monde. « La raison a beau se mobiliser, c’est l’émotion qui commande » écrit Laurent Joffrin dans l’édito de Libération.
Choix des mots et poids des définitions
Je glisse rapidement sur le débat sémantique qui a agité de nombreux médias : migrants ou réfugiés ? Schématiquement, il ressort que les réfugiés sont un sous-ensemble des migrants, que ce sous-ensemble a longtemps réuni une majorité de migrants et que, depuis peu, les réfugiés sont ultra-majoritaires parmi les migrants et dans la couverture médiatique.
Remarquons, au passage, que la définition retenue pour les réfugiés – ceux et celles qui fuient les guerres et les oppressions – peut s’appliquer à des dizaines de millions d’individus, que les mots « clandestin » et « immigré » ont quasiment disparu des discours et des médias et qu’il en est de même pour les Roms, à la fois « migrants » et ressortissants de l’Union Européenne.
De qui parlent les éditos ?
Dans un paysage fragmenté par autant d’oppositions, de qui parlent les éditos du Figaro, de Libération et du Monde ? Les trois éditos se retrouvent sur ce point : ils parlent de nous, Européens. Il y a une forme de narcissisme à oublier les pays arabes, la Turquie, l’Afrique, la Russie, les Etats-Unis et le reste du monde.
Intitulé « Face aux drames, ne plus subir », l’édito de Philippe Gélie dans Le Figaro ne parle pas des drames au Proche-Orient, mais des drames chez nous, en Europe. Dans Le Monde, Jérôme Fenoglio rappelle certes que « une partie du Proche-Orient s’effondre à nos portes », mais son édito est intitulé « ouvrir les yeux » et s’adresse à nous, Européens. Enfin, s’il commence par deux questions (« Une image sauvera-t-elle les réfugiés du malheur ? Une image sauvera-t-elle l’âme de l’Europe ? »), l'édito de Laurent Joffrin dans Libération traite uniquement de l’âme de l’Europe et de nos consciences d’Européens.
Le Figaro : pas de mur, pas de quota, mais alors quoi ?
Le Figaro rejette « les réponses apportées sous le coup de l’émotion ou de la panique ». Il critique « Schengen et son espace de libre circulation ». Il refuse à la fois les murs et les quotas. Il appelle l’Europe à ne pas « entretenir, par de mauvaises réponses, le mirage de l’eldorado qu’elle n’est pas » et à « rétablir l’ordre à ses frontières extérieures ». Il appelle l’Europe à « ne plus subir » pour son propre intérêt, loin des motivations morales ou historiques des deux autres journaux. L’objectif est ici d’empêcher que « des drames se [multiplient] » et que « la maison commune [devienne] elle-même un mirage ».
Mais Le Figaro se garde de dire ce qu’il entend par le rétablissement de l’ordre aux frontières. Et que sa situation économique soit bonne ou mauvaise, l’Europe ne sera-t-elle pas toujours attractive pour ceux qui fuient des pays bien plus pauvres et bien plus dangereux ?
Libération : agir pour avoir bonne conscience
Suite à la photo d’Aylan mort, Libération appelle ou croit à un tournant en faveur d’un plus large accueil des réfugiés : « une autre attitude prend corps, qui peut modifier le paysage moral et politique du pays ». Il soutient « les initiatives individuelles ou associatives qui tendent à aider les réfugiés ». Il demande maintenant une action de l’Etat et se félicite de la nouvelle position française en faveur des quotas.
Laurent Joffrin tient un discours moral et aspire à un éveil des consciences. D’une certaine façon, il montre aussi le caractère relatif de la morale en rappelant que ceux qui rejetaient les quotas au printemps, parlaient alors des quotas comme d’une « faute morale ». En morale, il y a toujours le bien et le mal. Dans Libération, le mal dans la crise des réfugiés, c’est le Front National (cité à trois reprises dans un texte de 30 lignes) et « ses intellectuels annexes qui ont un barbelé à la place du cœur ». Comme si cette crise était une affaire franco-française !
Le Monde : accueillir pour être bien jugé par l’Histoire
Le Monde commence par des propos lucides : « l’exode ne fait que commencer, il ne s’arrêtera pas de sitôt. Et l’Union Européenne est sa destination naturelle ». Il aspire à ce que « l’Europe ouvre les yeux » après avoir vu la photo d’Aylan mort, tout en rejetant l’angélisme et les leçons de morale.
Après avoir posé ce cadre, Jérome Fenoglio balaie subitement son propos d’un revers de la main : « Mais, enfin, l’Europe est déjà passée par là », à savoir « l’accueil de populations étrangères ». Le raisonnement est simpliste : puisqu’elle l’a déjà fait, l’Europe peut donc le faire à nouveau. Accueil ? Jérôme Fenoglio n’en dit pas davantage. Au nom de quoi ? Au nom de jugement que les historiens porteront dans quelques années sur les Européens (toujours le narcissisme). Comme Libération, Le Monde salue la nouvelle position française en faveur des quotas dans son édition du 5 septembre.
Deux arguments contre les quotas dans Le Figaro
D’ores et déjà, la photo d’Aylan mort a fait bouger des lignes en France, en Autriche et au Royaume-Uni. Les quotas reviennent sur le devant de la scène politique et médiatique. Ils sont désormais le nouvel enjeu pour l’Union Européenne. Reste à savoir s’il s’agit d’un dispositif d’urgence ou pérenne, efficace ou dérisoire, à la hauteur ou faute de mieux. Le débat est ouvert !
Dans Le Figaro, Philippe Gélie avance deux arguments contre les quotas. En premier lieu, « comment garder au Portugal ceux qui rêvent d’Allemagne ? », sans parler de ceux qui seraient répartis dans les pays baltes ou en Bulgarie ? Le second argument pointe une contradiction. Puisque les réfugiés doivent être accueillis, pourquoi ne pas le faire dans les « pays sûrs » les plus proches des « pays non-sûrs », par exemple en Turquie ou en Jordanie ? Pourquoi ne pas organiser un pont aérien vers l’Europe à partir de ces pays ? Pourquoi ne pas mettre ainsi un terme au business des passeurs, aux noyades et autres tragédies ?
Satisfactions narcissiques et aveuglements
Les quotas procureraient trois satisfactions narcissiques à l’Europe : la satisfaction d’agir face à des drames, d’agir en son âme et conscience et d’agir avec unité à l’échelle de l’Europe. Hélas, il me semble aussi que les quotas reposent sur deux non-dits ou deux aveuglements.
Premier aveuglement : les chiffres. Les médias nous ont présenté de nombreux chiffres sur les migrants et réfugiés : chiffres par pays d’origine, par pays en première ligne, par destinations, chiffres du mois d’août, par trimestre, depuis janvier 2015 ou depuis 2011, début de la guerre en Syrie. On peut avoir du mal à s’y retrouver. Un chiffre retient néanmoins l’attention : l’Allemagne dit attendre 800.000 demandeurs d’asile en 2015. A comparer aux 120.000 demandeurs d’asile à répartir dans le cadre de la proposition actuelle de quotas. De plus, ne sommes-nous pas déjà en septembre ? L’année 2016 commence dans moins de 4 mois. Quels seront les chiffres pour 2016 ? Grand silence !
Traiter les causes au lieu des conséquences
Deuxième aveuglement : traiter les conséquences plutôt que les causes. Nous voulons empêcher que des réfugiés meurent, ici, en Europe, mais nous ne faisons rien, là-bas, au Proche-Orient, pour traiter la cause de leur exode et de la mort de centaines de milliers de leurs compatriotes. Nous ne faisons rien là-bas pour plein de bonnes raisons : les règles de l’ONU, les complexités locales, les réalités diplomatiques, mais aussi nos mauvaises consciences d’Européens et notre refus que des Européens meurent là-bas…
Ne nous aveuglons pas ! Nous continuerons de voir des réfugiés frapper aux portes de l’Europe.
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