Mark Zuckerberg vient d’ajouter une ligne à son CV hors norme de créateur et PDG de Facebook : le 25 mai, il a rejoint le club très sélect de personnalités qui ont fait un discours de fin d’études à une promotion de diplômés de Harvard. Et même dans ce club très prestigieux, Mark Zuckerberg est un cas à part.
S’il connaît bien Harvard pour y avoir étudié, il n’en est pas diplômé puisqu’il a quitté l’université en cours de scolarité pour se consacrer à Facebook. Surtout, âgé de 33 ans, il est l’un des très rares (le seul ?) à avoir fait ce discours en s’adressant à des diplômés qui sont de sa génération.
Au-delà des anecdotes personnelles, au-delà des passages émouvants sur le temps qu’il consacre chaque mois depuis cinq ans à un club de jeunes de la région de San Francisco (chapeau !), au-delà de tout ce qui chez lui, peut être une source d’inspiration, Mark Zuckerberg construit son discours autour d’un message très politique, en s’adressant non pas à chacun des étudiants pris individuellement, mais à une collectivité : les étudiants pris dans leur ensemble et, plus largement, sa génération, celle des millenials.
Créer un monde où chacun aura un but
Ce message est résumé dans le post qui accompagne son discours sur sa page Facebook : « My message was about purpose. As millennials, finding our purpose isn't enough. The challenge for our generation is to create a world where every single person has a sense of purpose. That's the key to true happiness, and the only way we'll keep our society moving forward. »
En France, Le Monde titre, en une de son édition du 28 mai, « L’adresse de Mark Zuckerbeg à sa génération », puis consacre une pleine page à la traduction en français d’extraits de ce discours, sous le titre : « Mark Zuckerbeg : ‘Ensemble redéfinissons l’égalité des chances’ ».
Oui, ce discours est un événement qui mérite que l’on s’y attarde. C’est ce que je fais ici, à mon tour, car s’il est à la fois brillant et inspirant, le discours de Mark Zuckerberg à Harvard pose aussi plusieurs problèmes. Je le fais en me référant au texte dans sa version originale, et non pas à la traduction du Monde qui laisse à désirer sur quelques points essentiels.
Tous les millenials à l’image d’une promo de Harvard?
Mark Zuckerberg s’adresse à la promo 2017 de Harvard et, à travers elle, aux millenials, les « digital natives », ceux qui, comme lui, sont nés entre 1980 et 2000. Il pare sa génération de toutes les vertus importantes à ses yeux : intuitive, entrepreneuriale, philanthrope, citoyenne du monde.
« I'm not here to give you the standard commencement about finding your purpose. We're millennials. We'll try to do that instinctively ». « Now we're all entrepreneurial, whether we're starting projects or finding or role. And that's great ». « Millennials are already one of the most charitable generations in history ». « In a survey asking millennials around the world what defines our identity, the most popular answer wasn't nationality, religion or ethnicity, it was "citizen of the world" ».
Ce qui vaut pour une promo de Harvard, ne vaut peut-être pas pour toute une génération, surtout à l’échelle du monde entier et lorsqu’on fait abstraction du niveau d’études. Si l’on regarde uniquement en France, 26% des 18 à 34 ans ont voté Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle, 25% Mélenchon et seulement 22% Macron…
Un discours se souciant peu des autres générations
Surtout, en s’adressant uniquement à sa génération, Mark Zuckerberg semble peu se soucier de ce qu’il y avait avant et de ce qui viendra après. Il présente, plusieurs fois, la génération d’avant, celle des parents, comme celle qui a reçu un monde stable et en ordre, mais qui n’a pas su le conserver en bon état. « When our parents graduated, purpose reliably came from your job, your church, your community ». « Many of our parents had stable jobs throughout their careers ». « We live in an unstable time ».
Mark Zuckerberg ne parle ni démographie, ni vieillissement. Il ne fait aucune place à la génération d’avant, comme si celle-ci avait foiré, était dépassée et devait faire place nette aux millenials. Hormis une rapide évocation de sa fille, il n’en dit pas davantage sur les générations à venir et sur la nécessaire durabilité des actions à mener. Sa génération semble n’avoir ni compte à rendre, ni responsabilité à assumer. Ces mots sont absents du discours. Mark Zuckerberg a une formule lapidaire : « The reality is, anything we do will have issues in the future. But that can't keep us from starting ».
Le but ne fait pas toujours sens.
Le grand défi de sa génération, pour Mark Zuckerberg, est de créer un monde où chacun aura une raison d’être : « To keep our society moving forward, we have a generational challenge: to not only create new jobs, but create a renewed sense of purpose ». Mark Zuckerberg voudrait que chacun ait un but. Son premier but, à lui, c’était de connecter Harvard. Il imaginait alors que quelqu’un aurait pour but de connecter le monde. Dans son discours à Harvard, il montre que l’on peut viser haut et atteindre son but.
Mais avoir un but ne signifie pas avoir un sens. Purpose et meaning ne sont ni synonymes, ni interchangeables. C’est l’une des erreurs de traduction du Monde. Connecter le monde est une chose, mais quel sens donner à cette connexion ? Si un monde connecté est un monde où circulent mieux les fake news, les hate speeches et les promos commerciales, quel sens y a-t-il à connecter le monde ?
Mark Zuckerberg constate que « many people feel disconnected and depressed, and are trying to fill a void ». Mais à aucun moment, il ne parle des croyances et des idéologies qui comblent le vide et qui parfois dégénèrent en fanatisme, guerre et barbarie. Or Facebook et les autres réseaux sociaux sont, pour elles, des outils fantastiques. Etonnamment, il conclut son discours en citant une prière… adressée à Dieu.
Mark Zuckerberg, malin, se pointe lui-même du doigt.
Le monde est sur une mauvaise pente. Cela donne l’opportunité à Mark Zuckerberg et à sa génération de relever des défis encore plus fabuleux. Le regard porté sur le monde est lucide et peu réjouissant. « Technology and automation are eliminating many jobs ». « We have a level of wealth inequality that hurts everyone ». « There are people left behind by globalization across the world. It's hard to care about people in other places if we don’t feel good about our lives here at home. »
Mark Zuckerberg est malin. Il fait mouche parce qu’il s’en prend à la technologie et à la mondialisation qui sont à l’origine du succès de Facebook. Mieux, il fait mouche parce qu’il considère son propre succès comme une aberration : « Let's face it. There is something wrong with our system when I can leave here and make billions of dollars in 10 years while millions of students can't afford to pay off their loans ».
Le monde déconne, même si Mark Zuckerberg, lui, en profite. Il va donc falloir le réparer. Mark Zuckerberg veut des « big meaningful projects ». Il peut alors énumérer des défis qui recoupent, en grande partie, des activités de Facebook ou de la Chan Zuckerberg Initiative (changement climatique, santé, éducation, démocratie)… tout en laissant dans l’ombre d’autres défis qui font moins ses affaires : la démographie, la régulation, le terrorisme ou l’intelligence artificielle.
Les deux champs de bataille de Mark Zuckerberg
Mark Zuckerberg a confiance dans sa génération. Il est convaincu qu’elle a le talent et la capacité d’agir et de réussir. « These achievements are within our reach. Let's do them all in a way that gives everyone in our society a role ». « It's our time to define a new social contract for our generation ». « We can be the generation that ends poverty, that ends disease ». S’il est grandiloquent, il sait aussi être lucide sur les vents contraires : « This is the struggle of our time. The forces of freedom, openness and global community against the forces of authoritarianism, isolationism and nationalism ».
A ses yeux, il n’existe que deux champs de bataille pertinents : le niveau global de la planète et le niveau local des communautés. « We get that our greatest challenges need global responses too -- no country can fight climate change alone or prevent pandemics. Progress now requires coming together not just as cities or nations, but also as a global community. » Puis, « this is not a battle of nations, it's a battle of ideas. […] This isn't going to be decided at the UN either. It's going to happen at the local level ».
Une vision politique où les Etats n’ont ni but, ni raison d’être
Mark Zuckerberg ne citent ni Trump, ni Poutine. Ils ne l’intéressent pas. Son discours politique est bien plus radical. Entre le global et le local, Mark Zuckerberg fait le vide : il squeeze les Etats, les nations et les peuples, il leur préfère une communauté mondiale connectée où chacun est « citizen of the world » et retrouve du sens au niveau local, dans la communauté qu’il s’est créé dans la vraie vie ou sur Facebook.
Il est facile de voir les nombreux avantages de cette vision politique pour une entreprise mondiale comme Facebook. En effaçant les Etats, ces reliquats du passé qui sont, eux aussi, responsables de notre monde instable et dégradé, on effacerait les réglementations, les tribunaux, les fiscalités et toutes les autres entraves qui freinent la réalisation de tant de grands projets.
Cette vision politique où la philanthropie se substitue à la fiscalité n’est pas étonnante chez Mark Zuckerberg. En revanche, l’absence de regard critique de la part du Monde est, elle, plus étonnante.
Alors que la première réunion du G7 avec Trump et Macron se tient en Sicile, le journal choisit, pour sa une, une photo de Mark Zuckerberg au pupitre à Harvard, la main droite sur le cœur. Il relègue, en page deux, le sommet du G7 qu’il illustre d’une photo où les leaders marchent en ayant, pour plusieurs, les yeux au sol et sans que l’on sache vers quoi ils se dirigent.
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