Que pensent les Français des propos d’Emmanuel Macron sur les fonctionnaires ? Et surtout qu’en pensent les sympathisants socialistes ? Le Figaro est heureux d’apporter des réponses à ces questions. Comme souvent, il a recours pour cela à un sondage OpinionWay. Il titrait ainsi en « une » le 24 septembre : « Statut des fonctionnaires : les Français soutiennent Macron ». En réponse, Libération publiait, le 25 septembre, un édito de Grégoire Biseau, intitulé « Sondages : la duplicité française ».
Il y a bien sûr la force des titres, l’évidence des chiffres et la volonté de nourrir la polémique. Mais au-delà, que penser des questions d’OpinionWay et du Figaro ? Et que penser des arguments de Libération ?
Le Figaro : décalage entre la gauche et ses élus
« Emmanuel Macron conforté par l’opinion », titre le Figaro en pages 2 et 3. Il est vrai que les résultats du sondage montrent une large adhésion : « 70% des Français approuvent le ministre de l’Economie qui juge le statut des fonctionnaires ‘inadapté’ ». Les responsables socialistes qui ont critiqué Emmanuel Macron iraient, en fait, à contre-courant des convictions d’une majorité de leurs sympathisants : « 57% des sympathisants du PS défendent le ministre ». Il en est de même pour 47% des sympathisants de la gauche radicale. Seul bémol (j’y reviendrai dans quelques instants) : « Plus de 60 % des salariés du public sont en désaccord avec Macron, contre 21 % des salariés du privé ».
Le Figaro joue ainsi l’opinion contre les politiques et leurs partis. Bruno Jeanbart d’OpinionWay souligne « le décalage entre la manière dont le monde politique perçoit les choses et la manière dont l’opinion les ressent ». Il ressort des autres résultats du sondage qu’il existe un clivage gauche-droite sur le nombre de fonctionnaires (sont-ils trop, pas assez ou juste ce qu’il faut ?) et qu’il existe un consensus gauche-droite sur l’utilité des fonctionnaires pour la société.
La riposte de Libération
La gauche soutiendrait Emmanuel Macron contre ses propres élus ! Libération ne peut pas laisser passer la « une » et le sondage du Figaro. C’est Grégoire Biseau qui s’y colle dans la rubrique Editos. Au regard des résultats du sondage, il émet l’hypothèse que « l’ex-banquier de Rothschild […] traduirait en mots l’envie inconsciente du peuple de gauche de déboulonner quelques vieux totems », tout en rappelant que « la droitisation et la libéralisation gagnent du terrain dans la société française ».
Il engage alors la contre-attaque car « se contenter [d’une] lecture superficielle des choses [et du sondage] serait, pour l’avenir de la gauche, une funeste erreur ». Il considère que « chaque sondage, pour peu que l’on prenne le temps de le lire sans idéologie, dit souvent tout et son contraire », puis que « chaque citoyen est traversé d’aspirations contradictoires, ou du moins difficilement conciliables ».
Duplicité et schizophrénie des Français, selon Libération
A écouter Libération, les résultats du sondage n’indiqueraient pas la volonté de remettre en cause le statut des fonctionnaires, y compris au sein de la gauche. Ils exprimeraient simplement la « duplicité » et la « schizophrénie » des Français, favorables aux efforts, mais chez les autres. Il n’y aurait donc pas, à gauche, d’appétence pour les idées libérales, mais « probablement un appel de détresse ». Ouf, on est rassuré, on n’avait pas les bonnes lunettes pour lire le sondage du Figaro, on aurait pu croire, à tort, que les élus de gauche étaient déconnectés de leurs sympathisants.
Duplicité ou aveuglement de Libération ?
L’argumentaire de Libération est savoureux. Commençons par une objection facile : si chaque sondage dit souvent tout et son contraire, alors pourquoi Libération commente-t-il, commande-t-il et publie-t-il des sondages ? Ensuite, y a-t-il vraiment contradiction entre une opinion positive sur l’utilité et le nombre de fonctionnaires et une opinion remettant en cause le statut des fonctionnaires ?
En troisième lieu, l’existence d’aspirations contradictoires dans l’opinion serait-elle une spécificité française qui justifierait le titre de l’édito « Sondages : la duplicité française » ? N’observe-t-on pas le même phénomène dans de nombreux autres pays… qui sont, pourtant, loin d’envier à la France le statut de sa fonction publique ?
Surtout, est-on obligé d’attribuer à toute une population un défaut moral (la duplicité) ou un trouble mental (la schizophrénie) lorsque les résultats d’un sondage ne nous conviennent pas ? Ne faut-il pas faire preuve de duplicité, de confusion ou d’aveuglement pour voir un « appel de détresse » dans l’adhésion des Français, y compris à gauche, aux propos d’Emmanuel Macron ?
Nourrir la polémique, l’objectif du Figaro
Après avoir critiqué l’édito de Libération, examinons l’article et le sondage du Figaro. Ils sont, eux aussi, savoureux. Il faut dire qu’ils remplissent à merveille l’objectif qui leur a été fixé : nourrir la polémique. Sont-ils utiles dans le débat sur l’évolution de la fonction publique ? Là, c’est une tout autre affaire.
Ma première remarque est de portée générale. Le questionnaire du sondage est calé sur les propos d’Emmanuel Macron. Il traite des fonctionnaires sans autre précision, comme s’il s’agissait d’un ensemble homogène d’individus exerçant, tous, les mêmes métiers et remplissant, tous, les mêmes missions. A quels fonctionnaires pensent les sondés lorsqu’ils répondent à OpinionWay ?
Une première question à trous et sur Emmanuel Macron
« Le ministre de l’Economie Emmanuel Macron a déclaré que le statut des fonctionnaires n’est plus adapté pour certaines missions. Etes-vous d’accord ou pas d’accord avec ces propos ? » La question est peu précise. Adapté à quoi ? Certaines missions ? Lesquelles ? Chaque sondé met, derrière ces questions, les réponses de son choix. Il se prononce en fonction des trous qu’il a lui-même remplis.
De plus, quel impact a la référence à Emmanuel Macron dans la question ? Le sondage aurait-il le même résultat si Emmanuel Macron était remplacé, dans la question, par François Hollande ? Par Nicolas Sarkozy ? Par Marine Le Pen ? Cela fait beaucoup de questions sur une seule question !
Dans le même esprit, quels résultats aurait-on obtenu si l’on avait aussi demandé aux sondés s’ils étaient d’accord ou pas avec François Hollande ou Manuel Valls lorsque ceux-ci ont déclaré être attaché au statut des fonctionnaires, en réponse aux propos d’Emmanuel Macron ? Pourquoi avoir seulement mesuré si les Français étaient d’accord ou pas avec le ministre de l’Economie ?
Combat politique ou combat syndical ?
Après la question, les résultats. Ceux-ci montrent que le seul groupe fortement en désaccord avec les propos d’Emmanuel Macron est le groupe des salariés du secteur public. Ces résultats tendent à déplacer le débat sur le statut des fonctionnaires du terrain politique vers le terrain d’intérêts catégoriels et de leur défense. Il aurait, ici, été intéressant d’affiner l’analyse en introduisant comme variable de tri la réponse à une question du type : « êtes-vous fonctionnaire, ancien fonctionnaire à la retraite ou marié à un fonctionnaire ou ancien fonctionnaire ? ». Il aurait ainsi été possible d’établir si le maintien du statut actuel des fonctionnaires est un combat politique ou un combat syndical, voire de caste ou de clan.
Fonctionnaires, oui mais lesquels ?
Le sondage veut ensuite mesurer l’opinion des Français sur le nombre de fonctionnaires et sur l’utilité sociale des fonctionnaires. 55% des Français pensent qu’il y a trop de fonctionnaires. Trop, qu’est-ce que cela veut dire ? Combien sont-ils en trop ? 10.000 ? 100.000 ? Un million ? Au fait, parmi les sondés, quelqu’un connaît-il le nombre de fonctionnaires en France ? Et de quels fonctionnaires parle-t-on ici ? Des policiers, des juges, des enseignants, des infirmiers, des employés municipaux, des diplomates ?
Même remarque quand 79% des Français pensent que les fonctionnaires sont utiles pour la société. A quels fonctionnaires pensent-ils ici ? Et qu’est-ce qui est utile ? Le statut en tant que tel du fonctionnaire ou la mission, le métier qui est exercé par le fonctionnaire ? Impossible de le savoir.
Travers de la démocratie d’opinion
Le sondage d’OpinionWay pour Le Figaro sur les propos d’Emmanuel Macron illustre quelques travers d’une démocratie d’opinion qui vit et se nourrit de polémiques. On amalgame l’ensemble des fonctionnaires par facilité. On se focalise davantage sur des propos (ici très imprécis) que sur des propositions. On se réjouit d’opposer le peuple aux représentants qu’il a élus. Au final, était-il vraiment nécessaire de recourir à la duplicité et à la schizophrénie pour contrer le sondage et l’article du Figaro ?
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